#LVME #03 | La cuisine de J.

Au mur, il y a des meubles blancs recouverts de peinture laquée, ceux du haut ont été fixés au mur il y a plus d’un demi-siècle. Au-dessus de ceux du bas, un plan de travail en bois couleur chêne.

La cuisine est juste assez grande pour mettre une table et deux chaises sous la fenêtre. Quand les filles étaient petites, il y avait deux tabourets dans un coin. Tu aimais cette promiscuité, la cuisine devenait une bulle inatteignable par l’extérieur, un coin de paradis.

Au sol, le carrelage blanc et noir aligne des carreaux de dix centimètres sur dix centimètres. Au mur, la faïence blanche présente un liseré de fleurs bleu marine entortillées qui fait le tour de l’évier en céramique blanc. Les fleurs bleu marine courent autour de la fenêtre donnant sur l’Est du ciel. Tu aimes le calme de cette cuisine qui s’ouvre sur une cour vers laquelle tu ne baisses jamais le regard. Cette pièce te ressemble, elle est là, immuable.

Tu aimes y prendre tes repas avec R. quand elle vient te remplir le frigidaire de boîtes et de boîtes pour que tu aies assez à manger pour plusieurs jours. Tu les partages avec ta voisine du dessous que personne ne vient voir, une jeunette de 80 ans.

Tu ne manges plus dans la cuisine avec les filles. Les brûleurs de la cuisinière au gaz sont d’un noir resplendissant, au-dessus, il y a une hotte que tu n’allumes jamais, car elle fait trop de bruit. Cette gazinière est solide, tu n’as jamais eu de problème avec. Tu ne pourrais pas cuisiner sur les plaques à induction qu’ils vendent aujourd’hui.

Tu aimes le ciel que tu aperçois depuis ta place, tu pourrais l’observer des heures, tu en oublierais de manger quand les nuages se font changeants.

Les filles ont installé un micro-ondes que tu n’utilises jamais. Tu trouves qu’il prend trop de place sur le petit plan de travail de bois. Tu préfères réchauffer ton café dans la casserole qui a un fond émaillé. Elles ne comprennent pas, cela t’est bien égal.

Tu as conservé une boîte en fer pour mettre le sucre en morceaux. La couleur de ton grille-pain s’en va par endroit, tu l’utilises tous les matins. Tu mets toujours ton café dans un bocal en verre que tu places au réfrigérateur, sur la porte duquel les dessins de ton petit-fils éclatent de couleurs vives. Cette porte ferme mal, tu vérifies souvent qu’elle n’est pas restée ouverte.

À côté de l’évier, il y a un égouttoir en plastique blanc. Les filles ont jeté l’ancien qui était en métal, elles le trouvaient difficile à nettoyer. Elles t’ont acheté un lave-vaisselle qui prend la place d’un placard. Cela t’a obligé à te débarrasser des grosses casseroles, tu as gardé la Cocotte Minute que R. fait chanter tous les jeudis. La poubelle en inox qui s’ouvre quand tu appuies sur la pédale t’agace. Il te faut viser juste et ôter le pied au bon moment, ni trop tôt ni trop tard.

Sur le plan de travail en bois, il y a un pichet en terre cuite posé à côté du micro-ondes, tu le remplis d’eau que tu laisses reposer, tu le recouvres d’une soucoupe de tasse à café pour éviter que les poussières ne tombent dans l’eau. Tu t’obliges à en boire deux par jour.

Dans la corbeille à pain, posée au-dessus du four micro-ondes, il y a un sac plastique transparent avec du pain complet coupé en tranches que tu tartines de beurre salé le matin. Tu refuses d’utiliser du beurre doux et encore moins de la margarine.

Ces habitudes te font, elles sont une partie de toi, de l’histoire dont tu es la dernière représentante. Dans trois ans, tu auras 100 ans, tu as du mal à y croire, tu n’as pas cet âge-là à l’intérieur. Sur le chambranle de la porte de cuisine que tu as fait enlever il y a 25 ans, il y a des traits de crayons avec des prénoms et des dates.

Tu es assise devant la table, la pulpe de tes doigts caresse la nappe de plastique fleuri sur laquelle deux assiettes sont encadrées par les couverts en inox et les inusables verres Duralex. R. sonne à la porte, vous déjeunez ensemble ce midi.

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