#LVME #03 | cuisine intime

Pour l’instant C’est la maison qui raconte, dans une langue qui n’est pas transmise intégralement.

J’ai déjà parlé quelque part de cette cuisine, cuisine maternelle.

La mère n’existe plus, la cuisine si ! Comme le disait Marguerite Duras, dans la maison partout se manifeste le signifiant. Que ce soit dans les meubles , à travers les ustensiles et les combines de rangement la mère poule a laissé sa patte et l’enfance ressurgit intacte. La cuisine même vide est nourrissante ( trop peut- être pour un roman ?). On ne quitte jamais tout à fait l’enfance. Elle revient chaque fois qu’on ouvre la bouche pour y introduire de la nourriture. On dirait qu’elle ne veut pas mourir.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. C’est une cuisine exigüe qui jouxte leur chambre  avec deux portes. L’une donne sur la chambre, l’autre sur le couloir un peu sombre malgré ses cinq portes dont deux vitrées, quatre carreaux, à moitié. Devant, la salle-à-manger et le minuscule hall d’entrée débouchent sur la lumière très ensoleillée du balcon. A gauche, une large fenêtre à quatre panneaux, habillée de persiennes métalliques, pliables en accordéon, lourdes et sournoises à manipuler. Prérogative adulte.  L’été, la porte est toujours ouverte, avec un rideau à lanières multicolores qui laisse entrer les mouches. La maison a été transformée à leur arrivée pour augmenter le nombre des couchages. Fratrie nombreuse, on l’a déjà dit, on a poussé les murs. Le cousin est venu pour la plâtrerie peinture, la pose des galandages et les raccords en ciment prompt. Ambiances de chantier, ne pas rester dans leurs jambes. La poussière exaspère.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. Cuisine étroite, moins commode que celle de la maison précédente qui n’était pas grande non plus mais  rectangulaire  et plus conviviale. Cependant, ici « on est chez nous », répète le père, elle le répète aussi. Ils ont vendu la maison ancestrale des vignes pour acheter celle-ci. Avec le crédit, le temps des vaches maigres va se prolonger longtemps, longtemps. Et on se sent loin des racines et des tâches vigneronnes, des arènes de Nîmes et de l’Afrique aussi. La chanson de Jean Ferrat , La Montagne,ne cesse d’être fredonnée même s’ils ne sont pas en ville . Quelque chose du passé a été renié. Mais « ils sont chez eux ». La famille est à l’abri des déménagements.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. Placard mural unique à droite à l’entrée, pour les denrées, jusqu’au plafond, portes coulissantes en bois moulé et peint, décor floral, tapissier au milieu des panneaux, lavable, sur roulements à billes … bruyantes. Une invention du père… Pas les moyens d’équiper autrement que par des étagères à rideaux en dessous, suspendus par des gaines à ressort et des crochets mâles et femelles. Grosse gazinière, Frigo dodu, une desserte, pas assez grande et un peu bancale entre les deux. Au fond côté nord, dans le sens de la longueur, l’évier en céramique blanche épaisse à gros bords et son petit chauffe-eau à gaz qui explose à chaque démarrage. Autour on se carapate et on revient.  Il donne de l’eau brûlante par un embout vertical , un brise-jet qu’il faut manipuler doucement. L’eau froide indépendante, arrive au robinet. Dessous des étagères à rideaux pour les ustensiles de cuisine et les bassines pour la vaisselle. Il n’y a jamais assez de place « pour se tourner » se plaignait-elle. La lessive se fait à la main dans l’évier et pour le blanc, dans la grosse lessiveuse dangereuse à injection. Elle y met les coquilles d’huitres de Noël pour absorber le calcaire. C’est ingénieux et ça marche. On remplace les huitres au Noël suivant. A gauche une petite table en formica à rallonges, six places, qu’on ne déplie jamais, trois ou quatre chaises et deux tabourets carrés  assorti.e.s, teinte bouleau clair, bordures noires, assez moches. On vire les chaises souvent. Elles encombrent. D’ailleurs on ne mange jamais là, même au petit déjeuner.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps.  La cuisine est le centre névralgique de sa maisonnée. C’est là qu’elle passe les trois-quarts de sa vie dans sa fonction ancillaire et matriarcale. Elle n’a pas choisi. La plupart des autres femmes de sa génération non plus. Elle a des valeurs traditionnelles et ne les conteste que dans des apartés furibonds ou drolatiques qu’elle orchestre dans sa cuisine, porte vitrée à rideaux vichy rouge, fermée. C’est là que les enfants, les cousines, les voisines la rejoignent  pour comploter. C’est dans cet endroit assigné qu’elle devient intouchable et souveraine. « Une cuisine à soi », quel tour de force ! Elle a longtemps réclamé des placards supplémentaires.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. Nul tableau de maître sur le mur blanc, seulement des gamelles en cuivre héritées dans la famille, à côté du calendrier des postes.Une longue guirlande d’ail, quelques brins de lavande suspendus à côté de l’écumoire, de la passoire, du presse-purée et du panier à salade. L’étagère à épices et la boîte de gros sel apportent les couleurs et les odeurs d’ailleurs. Ici, le thym et le laurier règnent en maîtres justement, elle en met partout dans les plats. L’Art profane de cuisiner fait fonction de vivier à bravoures sacerdotales, pourvoyeur de gloire posthume presque non rémunérée. Deux cent euros par mois au minimum vieillesse. Chercher l’erreur ! Mais elle a eu un jour, « son » chéquier à la Poste.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. Et tu la vois pourtant juchée sur son escabeau en formica, trois marches.Il lui faut faire de la place dans le grand placard, enlever les miettes pour ne pas attirer les fourmis processionnaires de l’été. Elle va mettre des pièges, pour les souris aussi, elles, viennent du grenier. C’est un combat sans fin. Elle le dit. Elle réclame des pièges… et des placards, et aussi qu’on répare le chauffe-eau une bonne fois pour toutes, un jour, elle y restera, croit-elle, et puis ça fait peur aux enfants. Le père a de moins en moins de temps, il travaille de plus en plus, et les week-ends, il veut souffler. Il est un grand bricoleur, mais il aime aussi la grande musique, La Callas,et il admire les peintres. Une vocation de musicien et de peintre, ratée. Comme elle, qui aurait voulu devenir infirmière et n’avoir que trois enfants pas plus… Ils en parlent souvent devant les enfants.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. Mais aujourd’hui remonte à la surface une seule image, une image sidérante : la vision de deux talons crevassés de la mère  debout sur son escabeau, engoncée dans le grand placard à victuailles. Elle n’a pas l’air d’avoir mal, pourtant l’enfant s’étonne.. L’été les crevasses, l’hiver les gerçures aux mains, « toujours les mains dans l’eau »; l’eczéma aussi … Tout un corps maternel brusquement révélé par ses blessures et ses plaintes muettes. Ne t’en fais pas disait-elle, j’ai de la pommade pour tout ! Cortisone sur ordonnance et Glycérine passe-partout… Des tonnes de pots de pommade… Des tubes et des tubes…des kilomètres de bandages de gaze autour…  qu’ils faisaient le soir. Lui aussi avait de l’eczéma allergique sur les mains et les pieds. Deux vieux enfants à la peau orpheline ?

Va-t’en

tu n’as que trop traîné ici

disparais, pense à tes proches

j’ai moi aussi mes scories et mes cendres

m’a dit la cuisine

[…]

Tu triches, tu aimes encore ta vie

voilà trop longtemps qu’on se connait les deux

dit la goutte de vin

sur le menton qui tremble

NICOLAS BOUVIER  ,Le dehors et le dedans,
Pesé, jugé léger

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

3 commentaires à propos de “#LVME #03 | cuisine intime”

  1. Toute étonnée d’avoir été passionnée par ces descriptions de cuisine. Tout d’abord, leur description nous garde intéressé en éveil et permet une visualisation facile. On les voit à les toucher, ces placards, le chauffe-eau qui fait peur aux enfants, le brise-jet… Merci aussi de ramener d’autres images enfouies. Et très touchant ce paragraphe sur « être chez soi ». Et alors la présentation de l’ensemble est très belle. Merci, Marie-Thérèse. Et aussi les plaies à même le corps.

  2. Je vous remercie chères Brigitte et Anne pour vos réactions fines et favorables à ce texte qui n’est pour moi qu’une scorie provisoire dans un roman familial en lente éruption. Il déborde ce cycle qui sert de garde -côte à tout un matériau d’écriture en devenir avec ses accélérations et ses doutes. On écrit d’abord pour se relire avant de se relier aux autres par la lecture réciproque. « l’assignation » et « les images enfouies » sont des expériences universelles donc partageables.

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