Refrain absurde
Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe !
Les fourchettes trottent, les assiettes chantent,
Et le chaudron, là-bas, murmure : « Encore ! Encore ! »
Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons
Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons.
Cocottes noires, casseroles cabossées, poêles ventrues.
Saladiers ébréchés, plats creux, plats ronds, plats longs.
Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griffés de signes,
Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes.
Refrain absurde
Soupe à l’envers, ragoût qui s’enfuit !
La louche s’égoutte et la poêle applaudit.
Frappe la table et chante les restes !
Matières premières
Farines de blé, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans âge.
Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent.
Carottes torses, choux qui grincent, navets oubliés.
Et là : lentilles par sacs, pois cassés, haricots durs comme la faim.
Refrain absurde
Oignons au plafond, carottes en prière,
Haricots qui rient et navets qui se perdent !
Les miettes courent et le pain fait des bonds !
Épices et condiments
Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l’oubli.
Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un rêve d’enfance.
Bouillons noirs, cubes dorés, herbes invisibles froissées par des mains qui n’existent plus.
Sauces acides, ketchup sucré, relents d’épices venues d’un autre monde.
Refrain absurde
Sel qui danse, poivre qui tousse !
La muscade s’échappe et le vinaigre siffle.
Coups de louche, tambour des casseroles !
Couverts
Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus.
Cuillères larges, cuillères longues, louches qui tournent sans fin.
Fourchettes maigres, piques cassées, passoires percées.
Écumoires et râpes, ciseaux rouillés, fouets fouettant l’air comme des sorts.
Refrain absurde
Fouet qui crie, écumoire qui dégraisse !
Couteaux bavards et louches timides !
Silence des râpes, et voilà qu’elles mordent !
Recettes
Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi ânonnent leur litanie :
Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes.
Riz collé, riz sauté, riz brûlé.
Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain.
Refrain absurde
La soupe rigole, le riz rougit !
Les restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! »
Et l’omelette s’étale, sans fin ni début.
Convives
Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumière,
les assiettes se tendent vers les mêmes noms :
L’Innommable à Pieds Nus,
Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie,
Faim-Noire, Gorge-Fermée,
Petit-Poing-Dans-La-Poche.
Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent à :
Grande-Larme-Coulante,
La Vieille-Échine,
Nez-Coupé, Lèvres-Blanches,
Silence-Des-Deux-Jours.
Ils attendent tous, ces convives-là, des portions chantées.
Ils mâchent des prières au sel, avalent des morceaux de rires oubliés.
Chaque bouche appelle. Chaque bouche bénit :
la louche, le ragoût, la soupe encore chaude.
Refrain absurde
Mains tendues, bouches ouvertes,
La faim crie, les assiettes chantent,
Et le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! »
Chorale de fin
Dans cette cantine aux casseroles cabossées,
chaque gamelle n’a pas de pot.
Chaque couteau trace un cercle.
Chaque assiette trépigne.
Chaque nom, chaque corps, chaque bouche :
un refrain acide ,
un écho qui reste,
une note de soupe Knorr éternue dans le silence du soir.
Quelle symphonie dans ta cuisine de cantine cher Patrick ! Ce texte est épatant à lire et à rire. Pourtant, il raconte une histoire de manque en dessous, de famine …celles dont la planète ne s’est jamais débarrassé.. Et tes mots pulsent quelque chose de tendre sous la croûte amère des vies. Bravo !
un refrain acide ,
un écho qui reste,
une note de soupe Knorr éternue dans le silence du soir.
Merci Marie-Thérèse, c’est l’inspiration du moment, comme on dit.
superbe !
« Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes.
Riz collé, riz sauté, riz brûlé.
Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain. » et la farine de rien
et le poème rageur et splendide