Il est 8 heures.
Je ne vis tous ces gens ensemble qu’une seule fois, dans le nouveau cimetière de V. Ils étaient là, réunis d’abord à l’église, puis les voici à nouveau, tout autour du caveau. Même monsieur Pauvre Type est là. La seule absente est N., elle n’est pas venue, sans doute parce que c’est un jour de semaine ; elle a commencé ses études à M. Peut-être qu’elle ne sait pas, peut-être qu’elle en a entendu parler, peut-être pas. Sa sœur non plus n’est pas là . Mais pour B., je comprends mieux. C’est dans l’ordre des choses.
Il était 8 heures.
Je reviens régulièrement à V. quand je pense à l’époque de mon adolescence. J’y suis retourné plusieurs fois depuis que la ferme de mes grands-parents a été vendue, et pour une somme si ridicule que j’en ai longtemps voulu à mes parents de ne lui avoir pas accordée une plus grande importance. C’était un point de repère réel qui, après la vente, après la disparition des grands-parents, quand les lieux se sont vidés de tous leurs meubles, leur linge, leurs bibelots, s’enfonce depuis lors lentement dans le néant, tout comme eux, tout comme moi.
Ce sera 8 heures.
La maison de Madame B. Ce n’est plus tout à fait une ferme, bien qu’il y ait encore une grange, des dépendances attenantes à celle-ci. Un rideau constitué de bouchons multicolores de bouteilles d’eau qu’il faut pousser pour entrer dans la maison. Non pas pousser, ce n’est pas ça, balayer de la main. Il faut balayer cette frontière de bouchons en plastique pour retrouver l’intérieur de la maison. L’obscurité de cette pièce dans laquelle on pénètre l’été, il y a tant de lumière au-dehors qu’on a la sensation de s’enfoncer dans cette obscurité comme dans une caverne, une grotte. Il y fait plus frais. À l’intérieur, le bruit d’une grande horloge ponctue le silence, l’ennui. On y est bien, au calme. Madame B. a des joues roses, elle pète la forme dit mon grand-père, à plus de 70 ans c’est une nature.
Il est encore 8 heures.
Plus loin, la ferme de Monsieur Pauvre Type, c’est le nom que lui donne mon grand-père. Et pas que lui. La silhouette de la maison se découpe sur le fond d’un ciel orangé, le pêcher devant la maison, les oiseaux piaillent dans l’arbre. Il y a un nid de merles dans l’arbre, dans le pêcher, ils viennent de naître dans mon souvenir. Monsieur Pauvre Type les saisit l’un après l’autre et leur cogne le crâne sur la margelle du puits.
Il était presque 8 heures.
La ferme des D. On y parvient le soir, au crépuscule. Les bêtes sont rentrées dans la grange, Madame D. est là près d’elles, assise sur un tabouret, en train de traire. Je ne sais plus si les vaches ont un nom, j’aimerais que oui, j’aimerais tant, pour que ça colle à mon souvenir et à l’odeur de cette grange, que les vaches ne soient pas que des bêtes mais qu’elles portent un nom qui leur appartiennent à chacune. Et que Madame D., lorsqu’elle presse leurs mamelles, leur pis, dise quelque chose comme le nom de la bête, qu’elle s’adresse à elle en la trayant. Quelque chose comme « — aller à toi ma Rose ou ma marguerite c’est à ton tour » et d’entendre pisser le lait dans le seau de fer relève jusqu’à la candeur la générosité de l’événement y a pas à dire.
Il est 8 heures encore une fois.
Au loin, sur la route d’Epineuil, à moins que ce ne soit celle de Saint-Amant, se dresse l’étonnante apparition d’un château et son vaste domaine. L’odeur de l’essence de la mobylette flotte dans l’air et se mélange à celle des cheveux de N. Tout est irréel bien sûr, je n’ai pas encore lu le livre d’Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes. Plus tard, le château décrit sera celui-ci, exactement celui-ci, au loin, dans la chaleur qui tremble en s’élevant du goudron, sur la route d’Epineuil ou celle de Saint-Amant, ne sais plus très bien.