Un Chemin et une Traverse dans un village gardois, rassemblent six habitations construites sur une terre chargée d’histoire romaine. Il en persiste des liens souterrains singuliers parfois perceptibles chez les résidents. Sans compter les nombreux fils électriques aériens enserrant les habitations dans un réseau contrôlé. Au carrefour, deux maisons se font face. Dans l’une sur le côté droit à l’abri d’oliviers et d’un figuier, une veuve d’âge mûr, vient récemment de s’y installer. En face une maison plus grande à maigre végétation abrite un couple âgé, au teint jaune et à la parole rare. En poursuivant le chemin qui dessine deux parallèles presque parfaites en face à face, mais en visibilité réciproque fort réduite deux maisons côté gauche deux maisons côté droit. Style hétéroclite, à gauche une des années 2000 abrite un célibataire, une des années 60 une famille nombreuse, à droite une maison des années 50 un couple, la soixantaine, une des années 80 un couple, la cinquantaine. Regardons de plus près, attisons un œil télescopique, un tantinet voyeur.
Il est 19 h, on est le samedi 5 octobre de l’année 2024. La veuve vient de rentrer, un paquet sous le bras, elle retrouve sa chatte noire. Elle éclaire quelques secondes sa porte grâce à un plafonnier à lumière blanche agressive, puis elle enclenche plusieurs lumières douces dans le séjour. Elle range sa veste, passe d’une pièce à l’autre, sans but précis. Elle prend un livre, lit quelques pages le dos courbé, le téléphone sonne, son visage s’anime, l’échange terminé, elle replonge dans sa lecture, lève la tête. Traits tirés, yeux cernés, une photo à moitié cachée sous une plante verte à grandes feuilles découpées, un monstera, rejoint son regard mélancolique.
En face le couple grincheux, la femme enfile son tablier à rayures rouges pour préparer le repas. L’homme vient de rentrer du jardin, les chaussures chargées d’un peu de terre. Elle s’énerve une fois encore pour cette terre importune qui ose coloniser le sol si durement maintenu propre. Le ton monte puis redescend. L’homme grommelle et va prendre une douche. À son retour, il espère trouver un sourire, au moins un regard sans agressivité. Raté. Il a enfilé ses pantoufles, allume la télé, un reportage sur le Mexique va le distraire, le faire rêver peut-être. Elle lui dit qu’il pourrait l’aider à mettre le couvert, elle a la migraine, la télévision est trop forte. D’ailleurs elle lui assène qu’il devrait penser à s’équiper d’un appareil auditif. La lune est pleine ce soir. L’insomnie va régner. Elle fait de la tisane de thym agrémenté de miel de tilleul. Lui dans le fauteuil savoure ce moment de douceur, elle aussi. Ils ignorent s’ils s’aiment encore un peu. On est bien le samedi 5 octobre de l’année 2024 vers 19 h.
On avance côté gauche, une maison récente avec piscine à remous, végétation réduite remplacée par des graviers, le travail en est tellement allégé. L’homme est célibataire. Il quitte son domicile très tôt le matin. Il vient tout juste de rentrer. C’est un homme grand, élégant, les cheveux blonds. Il ouvre un minibar et se sert un whisky, un amateur vu le nombre varié de bouteilles. On est bien le samedi 5 octobre de l’année 2024 vers 19 h. Il passe dans sa chambre, se dévêt, se positionne devant un miroir sur pied. Il sourit à sa musculature. Il enfile un jogging puis entre dans sa salle de sports équipée d’agrès, poids, cordes, ballons, tapis. Puis il prend sa douche, se contemple encore. Revêtu d’une tenue d’intérieur il prépare un plateau pour se restaurer. Il mange équilibré, ce soir poulet, tomates et sarrasin.
Sur le côté gauche de la Traverse, voici la maison la plus ancienne, des années 60, les enfants viennent de rentrer, trois ados, deux garçons, douze et seize ans, une fille de dix-huit ans. Le père et la mère les accompagnent, deux chiens s’agitent autour d’eux, il est 19 h, c’est samedi aujourd’hui, samedi 5 octobre 2024. Ils grimpent l’escalier extérieur en riant, quelques feuilles du grand tilleul tombent sur leurs épaules avec délicatesse. La porte s’ouvre, les sacs sont jetés par terre, toutes les lumières s’allument. Une raclette est au programme, ce soir ils n’écoutent pas les informations, c’est trop triste. Ils préparent un feu.
La maison d’en face sur le côté droit est une maison repliée, derrière de hauts murs récents. L’homme vient d’arriver, il ne dit jamais bonjour ni bonsoir, il baisse toujours la tête, il vient juste de croiser les ados, mais les a évités comme d’habitude. Il range sa voiture, sa femme le rejoint, elle récupère sa mallette sans dire un mot. Il rentre, ôte ses chaussures, se dirige vers le réfrigérateur et se verse un verre de lait, il s’approche maintenant vers le canapé et allume la télévision. La femme prépare le repas, son regard est vague, ses gestes lents. Il est 19 h précises, c’est samedi aujourd’hui, le 5 octobre 2024.
Oui il est bien samedi aujourd’hui, samedi 5 octobre 2024. Rien, on ne voit rien. Mais rien ne bouge dans cette maison séparée de la précédente par un mur de pierres. Pourtant les lumières du sous-sol sont éclairées. On n’entend rien. Ni mots ni musique. S’approcher. Ils sont habillés de cuir, elle est masquée. Elle sort un fouet, il attend, il quémande, voilà plusieurs coups assénés. Même rituel SM chaque samedi soir. Mais ce samedi 5 octobre 2024, vers 19 h le cœur n’y est pas. L’homme dit — il faut qu’on se renouvelle, l’ennui s’installe. Ils bâillent de concert.
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