#LVME # 01 | étages

Soir d’automne, au présent. Le vent vient de tomber. Feuilles rouges et jaunes accumulées devant l’entrée. Bientôt les cerisiers du Japon seront nus. Heure du retour après tout ce qui s’est passé dans le courant de la journée. Tout ce qui déjà forme le passé: feuilles rouges et jaunes. Il fait nuit tôt. Rentrer chez soi comme fuir le dehors. Des pas dans les feuilles, une lumière automatique se déclenche avant la porte d’entrée. L’entrant est protégé du noir glissant par la lumière brusque. Son coup d’œil, de bas en haut.


Rez-de-chaussée : pourquoi pas zéro ? Pensée vague de l’entrant. Zéro c’est connoté échec. Rez-de-chaussée, c’est mieux. A gauche de la porte massive qu’on ouvre avec un badge posé sur un petit rond bleu, le rideau devant la première vitre est opaque, mais une lueur palpite à l’arrière. Sur les autres fenêtres, au même niveau, des volets en accordéon sont dépliés, empêchant de voir ce qui se passe à l’intérieur. Dépliés parfois même en journée. Vivre au rez-de-chaussée : se couper des regards intrusifs, ne rien laisser transparaitre. L’entrant ne peut s’empêcher de jeter un œil sur la fenêtre mais les brèches donnant sur le dehors sont colmatées. Seule s’échappe une odeur épicée qui donne faim au passage.


Etage 1. La fenêtre carrée au-dessus du carré zéro est la seule éclairée. Lumière plutôt crûe. Vie concentrée dans une seule pièce, la cuisine. Les autres sont éteintes, comme inexistantes.. Pas encore délivrés du travail, des embouteillages, des courses, ceux qui vivent là ? Ou alors présence de l’habitante qui pense aux absents, entre chien et loup, écartant furtivement un rideau transparent pour deviner qui rentre, en attendant. Il n’y a pas si longtemps en bas, les badges ne fonctionnaient pas. Question de contact. Ceux du premier disaient : on entre ici comme dans un moulin, il ne faut pas que ça dure, c’est comme si on était les premiers sur la liste.


Etage 2. Du pareil au même : un carré sur trois allumé. Une veuve âgée peut-être en robe longue a éteint la lumière dans la grande pièce qu’elle a traversée lentement après avoir raccompagné sur le seuil des visiteurs ressemblant à une famille ; l’un d’entre eux a promis en partant qu’il n’y en aurait plus pour longtemps. Elle a haussé les épaules en refermant la porte derrière eux. Dans le hall, le demi-globe lumineux s’est éteint quand la porte de l’ascenseur s’est refermée.


Etage 3. Fenêtre centrale grande ouverte, lumière crûe dans tous les carrés. Elle brille tous azimuts. Ça pourrait coûter cher. Comme une fête qui se prépare. Ou alors on aère parce que ce qui cuisait à l’autre bout s’est collé au fond de la casserole et que ça sent le roussi. Une femme plutôt petite s’immobilise au milieu, on entend parler espagnol, quelque chose se déroule, entre rires, surprise et véhémence. Quelqu’un s’approche et ferme la fenêtre. Mais les rideaux restent ouverts, comme des serre-livres avec des vies au milieu.


Etage 4. Douces petites lumières indirectes distillées à travers des rideaux qu’on dirait découpés dans une vieille dentelle vosgienne. Ou alors, ce puzzle d’ombres correspond aux plantes placées contre les fenêtres pour faire barrage aux violentes lumières du stade en face, certaines fois. Le plafonnier est rarement utilisé : il tue les nuances. Là, une femme pensive pose le livre qu’elle tenait et va ouvrir. Pourtant, elle n’attend personne. L’autre fois, une autre femme descendant avec elle dans l’ascenseur, constatant qu’elle transportait une valise-cabine, lui a demandé si elle partait en voyage. Non, demain, c’est une journée de travail et je me rapproche de la gare car le départ, cette fois, c’est vraiment très tôt.


Etage 5. On dirait une scène avec escabeau, offerte au public du dehors. Quelqu’un tient sans doute une perceuse à percussion. Lumière aigue, gros bruit de l’outil encore toléré, mais c’est limite, c’est le soir. Fenêtre de la cuisine entr’ouverte malgré le froid plein de nuit; on devine une musique arménienne ou turque. Un homme déplace un meuble, un enfant court partout, il aime les zig-zags, il n’arrête jamais.


Etage 6. Un éclairage de fortune. Sauf dans la cuisine : carré noir pour l’instant, le seul sur sept. Des ombres circulent, transportant des cartons, des panneaux. Il y a du mouvement là-haut mais pas de bruit : décalage. Emménagement d’une famille nombreuse, d’une famille ombreuse, venue de loin. Les adolescents font pour l’instant ce qu’on leur dit. Un toit, tu te rends compte, tu as un toit. Dans la pénombre, ils s’exécutent, attendent de voir. Demain il fera jour.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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