Sur le calendrier almanach des PTT de l’année mille neuf cent soixante-six affiché dans la salle à manger de l’appartement gauche du second étage, sous une photo aux couleurs incertaines d’une plage de sable trop jaune et d’une mer trop verte, la date du samedi vingt-quatre septembre est entourée d’un trait de crayon rouge. Il est bientôt trois heures et demie et le repas d’anniversaire des quinze ans de la jeune fille touche à sa fin. Il reste un peu de café dans le pot disposé en bout de table devant le père qui fume un cigare coincé entre l’index et le majeur d’une main tandis que le pouce de l’autre est disposé sous la bretelle élastique bénissant par ce geste nonchalant le moment de bonheur qu’un repas copieux vient de lui offrir. Son épouse finit de débarrasser la table et s’apprête à porter une pile d’assiettes sur laquelle les couverts ont été disposés jusqu’à l’évier de la cuisine de l’autre côté du couloir. La jeune fille est assise dans le canapé de toile verte et étudie avec minutie le canevas de tapisserie qu’elle vient de déballer de son emballage cadeau essayant de repérer les couleurs des brins de laine qu’elle devra utiliser pour obtenir l’image du modèle imprimé sur la boite en carton. Assis près de lui, son petit frère fait voler un avion militaire miniature au bout de ses doigts en faisant vibrer bruyamment ses lèvres. Dans quelques instants, il mitraillera à l’avenant d’un taktaktaktak bien marqué le premier objectif ennemi entrant dans sa ligne de mire, à savoir la corbeille de fruits, puis ce sera le tour du pot de sucre en porcelaine. Le chat dort sur un coussin.
Le journal Le Provençal du jour posé sur le fauteuil du salon de l’appartement du rez-de-chaussée est daté du samedi vingt-quatre septembre mille neuf cent soixante-six, il est presque trois heures et demie. L’aînée des cinq enfants essaie de lire une bande dessinée de Tintin allongée sur son lit en écoutant sur le tourne-disque le quarante-cinq tours Please please me des Beatles qu’une amie de classe lui a prêté et tandis qu’elle commence à apprécier cette curieuse musique qu’elle découvre, elle arrive de moins en moins à se concentrer sur la lecture de Tintin. Dans la cuisine, sa mère épluche les coings que le vieil homme d’à côté lui a donnés et qui sont destinés à finir en pâte de fruits pour le goûter des enfants qu’il prendront en rentrant de l’école, tout en écoutant la radio posée sur le Frigidaire qui égrène les titres du Top Cinquante après une réclame pour Génie sans bouillir et avant une autre chantant Dop Dop Dop. La grand-mère, dans sa chambre, prend le cadre posé sur la commode contenant une photo en noir et blanc de son fils décédé dans un accident de voiture à l’âge de quarante-six ans il y a exactement vingt mois et six jours, elle le regarde avec ses yeux tristes et posera dans quelques instants un baiser sur la vitre du cadre dans un soupir gémissant. De l’autre côté de l’appartement, le père tape un article sur sa machine à écrire Hermès Baby, article qu’il devra livrer le soir même à la rédaction du Provençal, en essayant de relire les notes qu’il a lui-même prises le matin au commissariat alors que l’inspecteur tentait de lui expliquer les circonstances de la découverte d’un obus intact datant de la Seconde Guerre mondiale dans une forêt de la commune par des promeneurs. Dehors, dans le petit jardin, le dernier enfant de la famille, âgé de deux ans et neuf mois, se tient allongé et éveillé dans un berceau à l’ombre d’un acacia et tente de distinguer la voisine du premier étage qui s’apprête à lui lancer une poignée de bonbons. Personne n’a remarqué le chien marron et noir qui est monté sur un lit dans la chambre des garçons absents à cet instant pour ronger un os.
Au premier étage droit, l’agenda ouvert sur la table de travail indique la date du samedi vingt-quatre septembre mille neuf cent soixante-six, il va bientôt être trois heures et demie. Assis sur une chaise paillée, l’homme lit avec attention un livre avec une couverture bleue portant sur l’histoire de la résistance communiste lors de la dernière guerre et il prend des notes sur un petit carnet à spirales. Il porte de grosses lunettes à monture noire qu’il déchausse de temps à autre pour se frotter les yeux. Il profite généralement de ces moments pour boire une gorgée ou deux du verre d’eau qu’il a près de lui. Dans un instant, il frappera la table d’un poing rageur en laissant échapper un juron entre ses dents serrées marquant là, de manière évidente, une franche désapprobation des propos qu’il a sous les yeux. Lorsqu’elle percevra la naissance d’un éclat, son épouse lui administrera quelques paroles apaisantes depuis le balcon où elle se trouve en train d’arroser les géraniums et de nettoyer la cage des oiseaux. Entre ses multiples activités, elle lancera aussi quelques bonbons à l’enfant qui se trouve dans le berceau dans le jardin du rez-de-chaussée juste en dessous d’elle. Les deux canaris piaillent mollement.
Dans le petit studio du second étage face à l’escalier, aucun détail ne renseigne sur la date du jour. L’homme qui se réveille de sa sieste sait seulement qu’on est samedi, sans avoir la certitude qu’il s’agit du vingt-quatre septembre mille neuf cent soixante-six. Il sait aussi qu’il est bientôt trois heures et demie en consultant le réveil posé sur la petite table du salon près du canapé où il s’est assoupi. Il sait, enfin, qu’il a de plus en plus de mal à enchaîner les trois-huit à la raffinerie où il travaille. Il décidera dans quelques secondes de demander à ne travailler que les nuits avec des horaires qui, bien que décalés, auront le mérite d’être fixes et, de fait, plus faciles à gérer par son horloge interne. Il se demandera ensuite s’il lui reste de quoi se préparer un déjeuner dans son frigo et comprendra très vite qu’il n’aura de réponse à sa question qu’en allant lui ouvrir la porte. Pour le reste, son état d’éveil très imparfait l’oblige à rester en retrait des occupations du monde à cet instant. Le poisson rouge tourne inlassablement dans son petit bocal.
Au premier étage gauche, c’est le samedi vingt-quatre septembre mille neuf cent soixante-six et il n’est pas loin de trois heures et demie quand l’épouse allume la télé Philips en noir et blanc du salon. Elle veut regarder un épisode du feuilleton Fontcouverte avec Louis Allibert et Mag Avril sur la première chaîne de l’ORTF et elle a les yeux humides avant même que l’image apparaisse, car cela lui rappelle son enfance dans un village des Basses-Alpes. Malheureusement pour elle, aucune image n’apparaitra, car il n’y a pas de programme télédiffusé à cette heure-ci. Elle se frottera les yeux avec son mouchoir pour les sécher lorsqu’elle entendra son mari entrer dans l’appartement. Pendant qu’il se rendra à la salle de bains pour se laver les mains, il lui dira qu’il a sorti la voiture devant le garage et qu’il l’a lavée. C’est une Panhard 24 CT de couleur grise équipée d’un moteur flat-twin Tigre M8S développant cinquante chevaux DIN à cinq mille sept cent cinquante tours/minute. C’est surtout un objet de fierté et un étendard de modernité qu’il arbore tous les jours de la semaine lorsqu’il se rend à son travail. Ignorant que c’est le weekend, le hamster tourne sur sa roue dans la cage disposée sur le buffet dans la cuisine.
Dans l’appartement du second étage à droite de l’escalier, elle est sur le point de finir le tableau qu’elle peint depuis plusieurs mois. Dans la chambre d’ami qu’elle a transformée en atelier, cela aurait pu être le douze avril ou le sept juillet, cela n’aurait rien changé. C’est pourtant le samedi vingt-quatre septembre mille neuf cent soixante-six, une poignée de secondes avant trois heures et demie, qu’elle pose le dernier coup de pinceau sur son œuvre. Dans quelques secondes, elle se lèvera de son tabouret et s’éloignera du chevalet en reculant pour avoir une vision plus globale du tableau tout en se frottant les mains sur un chiffon. L’instant d’après, elle sortira de son atelier pour aller voir l’heure sur la pendule du salon et se demandera pourquoi il n’est pas encore là. Il lui avait pourtant promis qu’il viendrait vers trois heures, alors elle s’approchera de la fenêtre qui donne sur la rue, écartera avec soin les rideaux de nylon blancs afin de ne pas les tacher et regardera en bas si elle aperçoit sa voiture. Mais il n’y aura personne. Elle ressentira alors un grand vide l’envahir dans le silence de son appartement qu’elle ne partage avec personne, pas même un animal de compagnie qui, en la circonstance, lui aurait été d’un grand secours.
Au premier étage, en face de l’escalier, il est presque trois heures et demie ce samedi vingt-quatre septembre mille neuf cent soixante-six, mais le logement est vide.
Ça y est, j’attends la suite! J’ai adoré la présence discrète des animaux, chat chien poisson hamster canaris, comme si l’on poursuivait « Vers une écopétique ». Et de plonger en 1966, (j’étais bien petite), avec ses souvenirs que j’ai à peine, sauf que tout me parle: rôle des femme, place des hommes, politique, histoire sociale, objets. Merci pour ce travail de faire renaître toute une époque et pour la qualité de cette renaissance!