#écopoétique #07 | Râteau à feuilles

                                 et comment il s’appelait déjà… ce vieux qui commençait souvent ses phrases par non… et quand il parlait c’était à travers ce filtre, quoi qu’il dise c’était toujours dans la perspective d’un non, continu, répété, définitif… on le croisait dans son jardin… on allait lui parler à ce moment-là, quand il jardinait… et c’était pas pour le plaisir, juste histoire de pas paraître trop con… ce qu’on était de toute façon parce qu’on s’en serait bien passé de lui parler… il était pas méchant, et il avait une bonne tête… mais l’écouter parler… c’était non à ci, non à ça, faudrait faire sans ceci et sans ça, et ni ça, ni ça… on était pas mal hypocrite d’aller lui parler, la mort dans l’âme, parce qu’on avait pas trop le choix, il était là, dans son jardin… je me demande s’il le faisait pas exprès, si c’était pas lui qui venait dans son jardin quand il avait envie de nous parler… comme s’il savait quand on allait arriver… il avait cette étrange façon de ramasser les feuilles mortes, l’automne… une façon arrêtée, codifiée à la limite, qui me faisait penser à ces moines zen traçant des cercles dans le sable avec un râteau… la première fois qu’on lui a parlé c’était ça, un jour de feuilles mortes… avec son ramasse-feuilles il les balayait en faisant un pas ou deux en avant, il revenait en arrière et recommençait en effectuant tout le tour de l’arbre, et petit à petit, après trois ou quatre ou peut-être cinq cercles autour de l’arbre, un noyer, les feuilles se trouvaient en tas au pied du tronc… une espèce de pyramide… à chaque automne c’était ça, il la faisait grossir et grandir à mesure jusqu’à ce que toutes les feuilles de l’arbre soient tombées, c’est à peine si on voyait le tronc… il n’en finissait alors plus de faire des tours de bouettes pour emporte les feuilles mortes et des bouts de bois je ne sais où, derrière la maison… je me demande si y avait pas chaque année plus de feuilles… mais comment il s’appelait… la première fois je lui ai demandé pour les feuilles mortes, comme un con, si c’était pas comme une performance… il m’a regardé en faisant une de ces têtes pendant un instant… l’air de dire ni ça ni technique ni rituel ni sport ni spectacle ni culture ni théâtre ni art ni religion ni style ni rien ni quelque chose non de non tu débloques… et puis il a dit Non… je me sentais con… et le plus con dans ces cas-là c’est qu’on s’enfonce en voulant changer de sujet, l’air un peu plus sérieux, pour savoir s’il veut pas un coup de main pour aller plus vite, alors que t’as envie de rentrer et t’as pas trop le temps, t’as d’autres trucs à faire… mais non… Non, pas de coup de main ni vitesse ni rapidité ni gain de temps pour quoi faire… sinon il se serait pas emmerdé avec un ramasse-feuilles, mais il voulait pas entendre parler des machines dans son jardin… ni souffleur ni tondeuse ni robot ni tracteur ni broyeur ni d’engins qui pètent ni des qui sifflent ni des qui ventent ni qui raclent ni qui piochent ni qui claquent ni qui grougnent et ni d’essence qui pue ni de batterie HS ni d’engrais chimique ni compost ni fumier ni lisier ni merde de quoi que ce soit sinon les chiures d’oiseaux et quand il vient pisser le soir dans son jardin… et va savoir ce que ça voulait dire, grougner… je suis rentré, soulagé de pas avoir à l’aider, j’avais rien compris, il m’avait mis au parfum de sa rhétorique… il s’appelait comment ce vieux grougnon… chaque fois que je le rencontrais dans son jardin, c’était ça… c’est ça, une rhétorique avec un côté je préférerais ne pas… tant de négation dans ces affirmations, on avait fini par le surnommer Nono… on a beau être prévenu, à la longue… on pouvait rentrer aussi soulagé que miné, les jours de fatigue… c’est ça, parce que ça avait ni queue ni tête ces discussions dans le jardin, auprès de son arbre où on vivait pas un moment heureux… miné, parce qu’à la longue, en rentrant, on se prenait à son jeu pipé, on poursuivait la partie en l’exagérant, en trichant, comme pour mieux le déjouer… mais je crois bien que c’était l’inverse… la partie était perdue d’avance… je racontais des choses du genre… quoi, je sais pas moi… ni toi ni moi ni dieu ni maître ni qui ni quoi, ni foi ni loi ni bois ni noix, ni bonjour ni au revoir ni merde, ni quelque chose d’autre à la noix plutôt que rien, ni rien, ou rien sans rien sans plus de pour quoi ni pourquoi, ni comment

Et si à la place des points de suspension j’avais coupé, renvoyé à la ligne ? à la strophe fragmentée ? ou si j’avais coupé en renvoyant plus loin dans la ligne ? au paragraphe à trous ? et si on permutait les propositions ? si on les disposait n’importe où sur une page paysage ? n’importe où n’importe comment comme les feuilles mortes sous le noyer ?
Est-ce parce qu’il est question de jardinage et d’arbre dans ce texte que je me suis décidé aujourd’hui à tailler les pommiers, pour ôter les branches qui poussent vers le sol ?

(Je n’ai pas pu me résoudre à le faire pour le vieux noyer, les branches sont assez grosses, et surtout je sais que l’arbre va "pleurer", laissant couler beaucoup de sève qui, avec le temps, devrait s’écouler rouge le long de la branche mère, comme du sang — cf. willweb#1)

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

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