Prendre une feuille de papier, rectangulaire, A4 par exemple, écrite ou pas, une version antérieure de ce texte, ce sera le papier parfait. Plier au milieu, longueur puis largeur, pour marquer les plis. Plier en deux dans le sens de la hauteur, ramener les coins sur le pli du milieu, replier le bas du papier vers le haut, faire de même de l’autre côté, ouvrir le triangle pour en faire un carré, plier les rabats vers le haut, refaire un carré avec le triangle, déployer le bateau en tirant sur les triangles de chaque côté du carré. Voila. Je suis prêt à voguer, fier navire en papier. J’aimerais, si possible, commencer mon voyage au barrage de Roselend, éviter le cliché de la source de montagne qui sourd dans le sous-bois, et goutte à goutte s’effile entre les brins de mousse. Je naîtrais du béton, tout en bas, au plus bas du colossal mur gris accroché aux nuages. Je lui tournerais le dos, en route pour la descente. Ça commence dans les arbres, un vallon encaissé parfois presque des gorges. C’est l’automne, les feuilles tombées des arbres voguent à côté de moi, on évite les pierres, les troncs qui m’arrêteraient, me freineraient dans ma course. La descente est grisante, je file sous les embruns, les remous des rapides, je me sens canoë. L’eau ici court toujours, pas le temps de laisser se déposer le moindre brin de mousse ou la plus petite algue, la vitesse arrache tout, tout ce qui voudrait s’arrêter, pas de répit possible. Un peu plus loin, le cours de mon ruisseau se rapproche de la route, traversée de Beaubois et je croise de plus en plus souvent, de ces chalets tranquilles, pierres dessous, bois dessus, toit en tôle, de quoi gérer au mieux les humeurs des ruisseaux, quand ils étaient ruisseaux. L’eau sur laquelle je vogue n’est plus vraiment ruisseau, son débit ne varie pas juste en fonction des pluies et de la fonte des neiges, mais les grosses montées du niveau du Doron, ce sont les lâchers d’eau, la gestion du débit pour le bien des turbines. Maintenant de plus en plus, je vogue le long de la route, je suis en contrebas alors je ne sois pas les autos, les motos, mais je les entends bien, et même un peu trop bien. Parfois arrivent aussi des eaux venues d’en haut, fraîches ou plus sombres suivant les sols qu’elles auront traversés avant d’arriver là. Les sols sans racines, elles les traînent vers le bas, eaux brunes remplies de tout ce que le sol n’aura pas pu garder pour se nourrir lui-même et qui file loin de là pour devenir encombrant, importun, polluant. Les berges par endroit ont été remblayées, sous l’éboulement de terrain au-dessous du Bersend. Jusqu’au Bersend justement, et au pont juste après, la perspective est encore large, mais ensuite, on entre dans le défilé d’Entreroches, le ruisseau, la route, quelques arbres minces et rien d’autre entre les parois, rochers et quelques plantes qui s’accrochent dès qu’il y a un replat, dans la moindre anfractuosité, la plus petite fissure, tous les moyens sont bons pour mettre vert sur gris, même si pour voir le ciel, le seul moyen est de se casser le cou, ou bien de s’allonger. Pour moi ça reviendrait à regarder par mon mat et non plus par ma proue. Ensuite je continue ma descente, la vallée s’élargit, mais la route ne me quitte plus, tantôt proche, tantôt un peu plus loin, mais toujours assez près pour entendre les voitures, les motos, les moteurs. Ça s’élargit encore et me voilà en ville, disons un gros village. Maisons, commerces, un pont de pierre avec des bacs à fleurs, un autre pont pour les voitures, des berges bétonnées avec quelques bancs, passerelle en bois et bientôt sur ma gauche l’arrivée d’un autre petit ruisseau, l’Argentine. L’eau sous ma coque de papier devient plus profonde, parfois même, je n’en vois plus le fond. Sortie de la ville, retour aux champs, bois, vaches, vue sur les montagnes, mais de moins en moins de passages sans aucun bâtiment. Villard, Queige, quelques gorges escarpées et une fois de plus, arrive dans le Doron de cette eau fatiguée qui a bien turbiné dans toutes les centrales posées au fil de l’eau pour produire du courant. Produire du courant, avec le courant, pas le temps de m’y arrêter, mais ça m’aurait bien de regardes de plus près cette histoire de courant. Toujours beaucoup de courant, d’ailleurs, les berges sont de plus en plus humanisées sur mon parcours, mais le dénivelé est encore important pour un bateau en papier, je me fais malmener, me cogne sur les troncs sur les pierres, renverser dans les remous, aucune chance de rencontrer des algues, des mousses, des plantes délicates où faire une pause bienvenue, ici tout ce qui pousse doit pouvoir résister à l’abrasion, à l’arrachage, à l’écrasement. Moi, je n’étais pas assez résistant pour descendre le Doron, j’arrive en bas, sous le pont, au bord de la bruyante quatre voies, imbibé, chiffonné presque à l’état d’épave. Les eaux du Doron se jettent dans celles de l’Arly et moi je coule, je finis au fond de l’eau avec tous les déchets qui se sont échappés de l’usine de triage, le dernier bâtiment que j’ai pu voir avant de finir sous le pont, le pont du Doron sur l’Arly. Je coule
3 commentaires à propos de “#écopoétique #08 | Petit bateau”
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.
Très belle image que celle du bateau en papier, fragile, et qui voit tant avant de couler. Très beau ça « Pour moi ça reviendrait à regarder par mon mat et non plus par ma proue »
Merci de ton passage. Oui, l’idée du bateau en papier ça m’a bien plu pour un atelier d’écriture 😉
Je me souviens d’un moulin à eau confectionné avec des brindilles ramassées au bord de la petite rivière. On en était fier. Bien calé sur deux pierres où le courant s’accélérait, il tournait vite. Et puis au bout d’une semaine, il a plu, la rivière a gonflé. Le petit moulin de bois, emporté, a fait le même voyage que le bateau en papier, des noms de rivière différent. Peu à peu défait, il aura achevé sa course dans l’estuaire de la Gironde. — Merci Juliette pour ce souvenir.