#écopoétique #08 | Delta

© 2024, Anne Dejardin, Villa Balat

Tu n’écriras pas depuis le milieu de la Meuse comme si tu y nageais, tu ne plongeras pas ton corps dans cette eau-là, polluée et pourtant potable, le seul des trois à l’être apprenait-on à l’école, tu ne te laisseras pas glisser dans son gris sali par les hauts fourneaux de la rive droite quand redresser le corps allongé dans le courant et à la force des bras pour faire flotter le corps vertical tu pourrais relever le buste assez pour jeter un œil vers le haut du versant opposé là où se dérobe la maison des grands-parents, avec tous ceux que tu aimes restés autour, tu n’y couleras pas ton corps dans cette eau-là, car tu n’en es jamais sortie, tu la charries avec toi. Ni la Meuse au pont de Seraing ni la Sambre à Namur ni la Meuse à Jambes depuis la rive du chemin de halage qui passe devant la villa de Benoît Poelvoorde laisser glisser tes pieds depuis la boue du bord et nager avec les canards et les autres rassemblés sur l’île avant le barrage et le pont métallique, ni l’écluse, ni nager après dans cette Meuse-là avec un versant raide surplombé par la Citadelle et ses remparts dans ses feuillages illuminés la nuit en bleu façon Tour Eiffel, mais à bord de la Namourette plutôt, tu t’y seras installée, dans cette large barque blanche en te demandant si le capitaine reviendrait, en jetant un coup d’œil à ta montre, en te demandant si tu avais mal regardé les horaires, d’autres auront pris place à côté de toi, un père avec ses deux filles et une dame dont tu te demanderas tout le trajet si elle était son nouvel amour ou simplement leur mère, attendant de l’une ou l’autre fillette qu’elle l’appelle maman, tu écouteras l’accent namurois en pensant à tous les autres accents belges que les « étrangers » – as-tu pensé ce mot-là, depuis quel exil as-tu osé l’écrire, puisque maintenant tu fais partie d’eux qui ne soupçonnent pas qu’il en existe bien d’autres que l’accent bruxellois ( qui se dit brussel comme il est stipulé dans le dictionnaire et non brucsel) ou celui des Flamands quand ils parlent si bien français alors que ce n’est même pas leur langue maternelle – tu écouteras les intonations namuroises avec délectation, tu répondras que non, tu ne sais pas où est le capitaine, tu attendras avec les autres le corps habité, bercé par le doux clapotis du bateau amarré et puis enfin vous partirez et sur la droite au loin la villa Balat, avec ses floraisons mêlées aux volutes des balcons, vous passerez sous un pont, le seul qui n’ait pas été refait, car tout a été en chantier, rénové, embelli depuis que Namur est devenue la capitale de la Wallonie, depuis ton Namur à toi comme tu l’avais découvert, petite ville bourgeoise et catholique avec sa toute petit université tenue par les jésuites, Namur avec ses petits pavés glissants et brillants par jour de pluie, Namur où tu étais restée où tu avais fini par avoir vingt ans, puis des enfants, Namur et pas Liège, car depuis toujours partir loin dès que possible, « Namur pour tous », qui en wallon se disait « Namur po tos », pour reprendre les propos du grand-père se moquant du chauvinisme des Namurois, sans savoir que cette ville emprisonnerait le cœur d’étudiante de sa petite-fille, Namur et pas Liège, sa ville de naissance, choisir un pays et pour cela devoir renoncer à l’autre, l’un et pas l’autre, ce que cela laisserait comme cicatrice. Ton corps se sera déporté contre celui d’à côté au moment où la Namourette bifurquera sur la gauche une fois le second pont passé pour arriver aux confluents, là où la Sambre vient se jeter dans la Meuse pour partir vers Liège, tu aurais donc réussi à nager à contre-courant pour en arriver là, tu poses le pied sur une plage dallée aménagée en escaliers en bord de fleuve. Des étudiants et des touristes y sont assis au soleil. En vain tes yeux cherchent où raccrocher tes souvenirs. L’ancien musée archéologique, la place du Grognon… Tu poursuis ta route. Les ruelles piétonnes de la vieille ville t’appellent. À pas lents tu reprends possession de ta jeunesse. Les talons hauts de tes cuissardes sur les pavés contre tes baskets d’aujourd’hui. Tu souris à tes réminiscences. Les entraves d’alors ont glissé dans l’oubli. Tu marches en baskets dans ta ville le nez en l’air. Tu marcheras aussi en sens inverse pour rentrer plutôt que remonter à bord de la Namourette aux horaires fantaisistes et au capitaine fantasque. Ni nager ni glisser ni flotter ni se faufiler ni effleurer. Mais marcher comme écrire au présent depuis les pieds à même ce sol retrouvé.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

6 commentaires à propos de “#écopoétique #08 | Delta”

  1. Un débit d’images qui nous emportent dans des eaux que je ne connais pas et des scènes pourtant si communes et des souvenirs qui pourraient être les nôtres. Et l’eau qui coule. Très beau, merci Anne.

  2. Prouesse là que de mêler différents éléments de propositions récentes, comme la formulation négative (je pensais d’ailleurs que ce négatif vivrait jusqu’à la fin et c’est le cas avec la dernière phrase, mais entre les deux on est entraîné dans d’autres temps…), comme l’utilisation du futur et du conditionnel en passant par le sujet du regard sur la ville depuis la surface du fleuve
    et tu parviens même à nous conduire au présent en descendant du bateau et en marchant sur la terre :
    « À pas lents tu reprends possession de ta jeunesse »
    Là, tout semble dit, comme une clé de déchiffrage…

    Ton flux très « soigné », je veux dire « travaillé ce qu’il faut », nous raconte et nous porte…

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