Tu sais quoi ? Je vois ça de ma fenêtre. Ici. D’ici. C’est une époque dont je ne me souviens que mal – ou peu – il y avait déjà eu des deuils – nombreux – trop nombreux, toujours – c’est loin et lui ne fait pas partie du paysage. Depuis quatre ou cinq ans, on vivait à Paris. Ce n’était pas une destination rien de préconçu, mais la réalité. Il y fallait travailler et ça s’est fait sans la moindre difficulté. C’est arrivé une adresse une autre, un numéro de téléphone. Tout était dit. Tu sais quoi ? On s’aimait. On allait ici ou là mais on se parlait, on s’entendait, on se fixait des points de ralliement. Les restos U Mabillon, Albert Chatelet. On se retrouvait. Et puis on repartait encore, à nouveau. On avait tout en commun, parfois moins, le lit, oui mais ça n’avait qu’une importance réduite, relative, douce, sans elle-même, nous n’étions pas aveugles, nous savions pertinemment les actes de l’autre puisqu’on ne se les cachait pas – importance douce, relative, tue – il n’en fut jamais question : on avait foi en la vérité, travestie quelquefois peut-être mais pas dans le fond, pas dans la réalité – plus ou moins – plus avec les diverses tentatives, essais erreurs dispersions plutôt anxiogènes, morceaux de buvard ou autres produits industriels – moins avec la loyauté nécessaire à la vie à deux – mais seulement à deux – il n’était pas question de progéniture, on en était d’accord et le temps sous les ponts passait, pourtant les choses changeaient – des amis tombaient, mouraient, vaincus maladie, sans souffle, une espèce de peste ou de choléra, on avait un peu changé d’épaule le fusil et il fallait faire attention, ce que nous fîmes – nous sommes encore là – nous sommes toujours là. L’armée, la présence de la mort, démonter remonter un fusil – prises de sang pour bénéficier de permission : tout a un prix – marcher obéir chanter au pas cantine vaguemestre gardes de nuit mitard – quelque chose du monde, quelque chose de la réalité : de ce moment-là, je ne me souviens pas, peu, si je me remémore regardant les choses d’ici, de si loin, non, je ne me vois que devant un tableau noir en train de passer un examen de topologie – le prof qui m’explique où j’ai commis l’erreur – ces moments-là où les sciences n’eurent plus aucun intérêt, j’y suis arrivé et j’ai laissé tomber – non j’ai cessé, vers cette époque-là, je me souviens du naufrage du pétrolier sur les côtes bretonnes les images dans le poste des oiseaux poisseux d’huile – mais de lui, non, rien – le silence complet, sinon que ma mère achetait un deux pièces pour ma sœur via Frangipane – de cette époque-là je ne sais plus rien mais j’ai découvert ces derniers temps qu’à cette époque-là mon oncle d’Italie, par alliance, devait être déjà pris par sa maladie – treize octobre mille neuf cent-neuf seize novembre soixante-dix-neuf – déplacer le point de vue, son épouse de sept ans sa cadette – avant-guerre et pendant, durant – et ensuite… on ne prenait pas de vacances, il fallait travailler, épargner pour les études et l’année à-venir – comme c’était le printemps, il se peut que j’aie encore travaillé à un autre certificat (mais comme il s’agissait de théorie des nombres j’avais moins de difficultés) (maths pures) sans doute travailler encore, je ne sais plus bien si les amis et les amies de Vincennes tout comme ceux et celles qui allaient étudier l’image à Rollin, je ne sais plus j’ai perdu contact avec l’armée – mais il n’y avait pas de cinéma (trop cher), il y avait de la chanson pour gagner quelques francs au changement de Palais Royal ou de La-Motte-Piquet-Grenelle – la guitare qui a réchappé, la boite ouverte revêtue de faux satin rouge, les chansons oui et aussi, plus tard les cours de comédie – plus tard oui, quand aux orties on aura jeté les sciences, probablement à la fin du mois de juin de cette année-là
5 commentaires à propos de “#écopoétique #08 | soixante-dix-huit”
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avec toi on est toujours dans la traversée du temps, dans un parcours passé de la vie qui se lirait depuis le présent
« et le temps sous les ponts passait, pourtant les choses changeaient »
…moi aussi je me souviens du pétrolier qui avait déchargé sur les côtes bretonnes, sur la côte sud nous en avions souvent des résidus goudronnés qui collaient à nos pieds d’enfant
ton fleuve est la matière du souvenir, une déformation de la contrainte en parallèle qui m’avait tentée aussi…
de toute façon, quoi que tu racontes, je te suis dans ton phrasé si personnel
salut Piero
et tout le flux avec des remous, des méandres, des ralentissements, des précipitations a continué à nous emporter
Oh, Piero, quel tumulte que ces eaux et surtout que ta langue si particulière. Je suis étonnée à chaque lecture, tu t’évertues à nous perdre, tout en ne nous lâchant pas, tu nous tends toujours un bâton où nous raccrocher, pour respirer un instant avant d’être replongé dans le tourbillon. Il y a a du Modiano dans l’effet que produit ta façon d’écrire. Merci pour ce grand bain.
« je ne me souviens que mal »
Merci Piero. Ça bouscule le loin.
Un transport comme une traversée et sans savoir jusqu’où cela nous mène, mais les souvenirs (et moi aussi je me rappelle le pétrolier, comment ne pas). Merci