#écopoétique #08| quitter Paris par les berges

Pour cette 8ème proposition du cycle, je reprends des notes prises lors d’un itinéraire à vélo que je m’étais donné de réaliser comme un défi personnel et qui consistait à quitter Paris à vélo depuis mon domicile en suivant les berges. Plus précisément, je ne partais pas de Paris mais de sa proche banlieue est. D’où un itinéraire passant par le canal de l’Ourcq puis le canal Saint-Denis pour rejoindre le bord de Seine au port de Genevilliers et le suivre jusqu’à Maison Lafitte. Il s’agit d’un texte assez long pour lequel vous êtes libre de bifurquer ou non.

(quelques photos seront ajoutées)

LA CARTE ET SON REEL

Le méandre de Saint-Denis à Boulogne Billancourt sort de la carte après la ronde des boulevards de ceinture et l’anneau du périphérique. Il faut déjà changer de rythme d’observation pour le distinguer, nous sommes dans la forêt des détails d’une carte de la métropole. Entre les noms serrés de Boulogne Billancourt, Saint-Denis et Argenteuil, à proximité des altitudes de 130 mètres et 128 mètres des buttes Montmartre et Belleville, du 68 mètres de la montagne Sainte-Geneviève. Les lettres en caractère script de Pantin Colombes Nanterre Marly Le Roi Le Pecq ciselées sur une toile d’araignée fournie. Là (en bordure de carte, prêt à en sortir : Andrésy) se niche l’élément naturel qui a organisé par un puissant pouvoir sur la ville le fourmillement des aménagements qui semblent le recouvrir : le méandre s’écoule dans son lit resserré, après deux annonces de destination sur fond blanc A86 A 13 inscrites au-dessus de la direction Versailles.

Résumées en aplat grisé clair : les zones construites, en vert : les zones boisées. Une grande tache vert sapin occupe le méandre entre le Pecq et Andrésy, une autre aux alentours du bois de Boulogne.

Ici la ville se raconte dans son temps perpétuel aiguillé par les icones de la légende : croix cerclée des transformateurs, triangle blanc des buttes, rectangle des monuments patrimoniaux…

Par les berges, la sortie de l’agglomération parisienne est fluide. Les bouchons écartés, le bruit allégé. Nous sommes le 23 août, la ville est creuse. Les congés estivaux ont anémiée la métropole de sa folie ordinaire. Est-ce le dernier endroit pour vivre en août ? La chaleur renferme les habitants qui restent à l’intérieur. Il fait 30°. C’est chaud mais supportable à vélo. Plus au sud, 26 régions sont en alerte canicule.

En bordure du canal Saint Denis, des hommes sont regroupés en petits groupes. Ils sont installés sur les marches d’escalier et le muret qui sépare la berge de la rue et l’alignement d’immeubles. Quelques-uns sont installés pour vivre, avec tentes et caddy, dans l’ombre du pont. Quelques-uns font la sieste au soleil dans un endroit à eux. Un homme court au soleil. Un cycliste me double.

Après les bords du canal de l’Ourcq aménagés pour la promenade, les berges occupent ce qui reste après la ville, une urbanisation hétéroclite, mêlée d’entrepôts, de chantiers de construction, de dépôts de matériaux, de construction, de chantier. Le passage de l’eau n’est qu’un obstacle à la circulation, requérant un allongement pesant des déplacements les plus directs. Si on pouvait optimiser, la zone serait artificialisée. Une rangée d’immeubles en arrière de la berge, ponctuée de quelques maisons individuelles, profite néanmoins du dégagement et du calme apporté par le passage de l’eau.

Le confort de la circulation autorisé par la promenade le long du canal de l’Ourcq – revêtement lisse et bordure arborée par endroits – disparaît. On entre dans les marges, une zone de lisières qui semble plus aventureuse, où mon genre me renvoie, peut-être inconsciemment, peut-être par projection, à sa vulnérabilité, je me vois une femme seule circulant à vélo. Le long de la promenade je ne me voyais pas, je regardais pleinement à l’extérieur. Le milieu extérieur occupe maintenant, par un effet miroir, mes pensées intérieures. Je me vois, je me protège comme un animal attentif, vigilant. Ne serait-ce parce que le revêtement est mauvais, truffé de résidus des activités de chantier autour, je fais attention à éviter la crevaison.

J’entre dans l’écotope où se rencontre la scansion aquatique des méandres de la Seine et l’urbanisation, où miroitent mes ressentis au fil de l’effort et des milieux traversés, tantôt appel d’air sur chemin au bord de l’eau, tantôt lutte pour tenir contre les abords mal adaptés à ma présence humaine, tantôt enfin, à ce stade de la route, une lutte contre moi-même pour fournir un effort soutenu par cette journée chaude d’août.

Les berges, me dis-je, m’offrent un riff de jazz dans la dentition de bitume et béton que l’agglomération cimente autour de moi. Après Saint-Denis, elles s’étirent en un long jardin à Epinay-sur-Seine, dans le parc de Chanteraine. C’est la première prise de vue où la végétation occupe pleinement l’image – la nature naturée, presque en excès d’elle-même mais qu’on prend comme telle, pleinement bucolique. En face, de l’autre côté de la rive, un homme debout sur un promontoire observe le paysage.

A la sortie du parc, l’ambiance péri-urbaine du port de Gennevilliers. Je me jette dans le débit sonore bouillonnant des véhicules qui surgissent sous le pont de l’autoroute. J’accepte le flottement, la confusion, des boucles de dessertes routières, des voies en travaux, le maillage d’axes routiers de différents calibres. La sortie de chantier des camions chargés de matériaux dissémine des nuages de poussières à chaque passage de véhicule provoquant un bruit assourdissant de moteurs. A vélo, on circule à la taille d’un moustique au regard des bennes de chargement, du bruit qui explose. Le corps animal se fige, s’enfuit aussi vite qu’il le peut du territoire par une petite voie de circulation à taille humaine (un aménagement concédé par la zone industrielle à l’hospitalité routière, en faveur des cyclistes qui redoutent les échangeurs routiers).

Retrouver enfin la berge plus sauvage au parc Lagravère, avant que la Seine ne se borde de ses villas privées à la vue imprenable. Ici se côtoient principalement des familles profitant de l’espace vert en pente sur le fleuve. La vue est dégagée, ce qui constitue presque un privilège accessible à tous. Quelques jeunes femmes sont installées au soleil sur les transats en bois, la rive est hospitalière, aménagée pour profiter par endroits de pelouses et de la végétation de bord de rive, circuler à pied ou en trottinette, en fauteuil roulant, à vélo. Cette présence du parc paysager semble autoriser la mixité de genre et la mixité sociale. En regardant la carte, cette fois-ci via Google maps, je m’aperçois que l’autoroute A86 coincée entre la Seine et la ville de Colombes longe le parc. Je l’avais pourtant éloignée de moi.

Après le pont de Bezons, la piste cyclable poursuit le parc du chemin de l’île, la station de métro Nanterre dessert l’université, quelques stations de RER me séparent du lieu de départ et pourtant une vingtaine de kilomètres de berges m’a déplacée ailleurs. Ce n’est pas le dépaysement que je cherche, l’exception du cadre naturel. C’est me dé-placer, me placer autre part que dans ma posture piétonne, mon habitat journalier. Je traverse plusieurs paysages, plusieurs villes sans les voir, plusieurs départements sans m’en rendre compte, tous reliés par la berge. Je les associe, les relie par ma traversée au cœur d’un schéma non visible. Je passe par une veine praticable du corps de l’agglomération, un sillon que tous les impératifs de la ville ont laissé à lui-même en raison de son état liquide. Si le fleuve n’avait pas existé, la ville aurait étendu son tapis artificiel sans laisser d’interstice. Pourtant à l’origine, au 19ème siècle, le fleuve déterminait l’implantation de la ville, était son atout. Je dois y revenir.

La parenthèse végétale se prolonge pendant une quinzaine de kilomètres. Il est difficile de s’orienter car aucune ville en vue ne pose de repère, seul un face à face entre un côté de la berge et l’autre, séparés par l’eau, un gigantesque tunnel naturel à ciel ouvert tandis que la ville autour m’échappe. Les panneaux indicateurs renseignent des destinations accessibles par voie cyclable : Londres, Le Havre. Ces noms s’enrobent aussitôt de l’aura d’une destination lointaine. Les rejoindre est un rêve, et même La Défense ou Bezons deviennent des destinations inattendues puisque plusieurs heures de pédalage les séparent de mon domicile. Je suis passée au ralenti dans le film de la ville. Après quelques heures de route (sans assistance électrique), moi et la ville roulons à nu.

La station de RER Rueil Malmaison est proche du parc des impressionnistes de Chatou. Là, il faudrait marcher à pied. A vélo les vues s’associent mal aux tableaux impressionnistes, l’environnement est plutôt celui d’une banlieue contemporaine empreinte du bâti des années 60 massif, cimenté, bien qu’aménagée en parc. En traversant à vélo je manque les sites qui se visitent pour eux-mêmes. Je ne rencontre qu’un ensemble, un fil.

Après Chatou la présence végétale sur les rives est plus dense. Elle épaissit le paysage, permet une immersion plus forte. Quelques oiseaux de rivière quittent furtivement les feuillages pour chasser des insectes d’eau. L’habitat lui, change d’époque, d’immenses bâtisses bourgeoises de la seconde partie du 19ème siècle semblent ceindre la richesse dans leurs murs. Parfaitement rénovées pour la plupart, elles immiscent jusqu’à aujourd’hui l’ancienne vie aristocratique. Certaines villas sont sans intérêt architectural, massives et surchargés de signes de distinction et de démonstration de puissance. Les loisirs semblent attachés à la catégorisation sociale des demeures : golf, tennis. Une villégiature de résidence secondaire se devine. Le fleuve est au centre de l’espace comme un écrin, la Seine s’inscrit doucement dans cet art de vivre électif où sa présence renvoie chacun, chacune, à l’exception auquel il ou elle aspire.

Vers le Pecq une villégiature d’immeubles collectifs au style architectural néoclassique. On quitte les villas aristocratiques. Le fleuve est employé à sa vocation de loisirs : un centre nautique permet de pratiquer l’aviron et la navigation légère. C’est la fin de mon parcours. Maintenant, appesantie par la fatigue du trajet, six heures de route, j’ai besoin de m’éloigner des berges, d’en sortir. La traversée de Maison Lafitte, en travaux, m’oblige à un écart de parcours pénible, un petit rien qui devient un obstacle important.

Je rejoins la gare du RER A écrasée de fatigue. J’engouffre mon vélo dans le wagon. Le parcours flotte dans ma tête. Au départ je glissais dans les kilomètres, puis les distances ont pris du poids au kilomètre. Quand elles écrasent de fatigue, que le trajet s’achève, je reviens d’une aventure, l’épaisseur de la ville enfin défiée. Un regard rétrospectif sur la carte m’offre mon parcours comme un S qui sinue, deux méandres de Seine avant le méandre terminal qui pénètre dans Paris par Boulogne Billancourt. Le rêve peut reprendre son cours, crépiter dans la tête : il se nomme « Avenue Verte London-Paris ». La mention d’un simple itinéraire à vélo libère l’envie de rouler.

A propos de Nolwenn Euzen

blog le carnet des ateliers amatrice de randonnée (pédestre et cycliste) et d'écriture, j'ai proposé des séjours d'écriture croisant la marche et l'écriture, et des ateliers deux livres papiers et un au format numérique "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue revues La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune...

4 commentaires à propos de “#écopoétique #08| quitter Paris par les berges”

  1. « mon parcours comme un S qui sinue, deux méandres de Seine avant le méandre terminal qui pénètre dans Paris  » On suppose donc que cette cycliste – narratrice a terminé son aventure en nage… Prête à recommencer à la nage pour Tiers Livre en pédalo ? Que pourrait-on voir des berges lorsqu’on nage le crawl avec des lunettes embuées ? Plaisir de lecture. La consigne en valeureux klaxon pour éloigner les canards ? « Le parcours flotte dans ma tête » aussi. Quitter la ville est héroïque. Bravo !

  2. Qu’on soit à vélo ne nous communique pas les mêmes sensations qu’à fleur d’eau ou dans l’eau, mais c’est un parallèle intéressant et un challenge de quitter la ville par ce moyen et par les berges… franchement quel parcours !
    je comprends ton envie de réutiliser là tes notes
    et je mesure fort l’intensité de cette traversée avec « je reviens d’une aventure, l’épaisseur de la ville enfin défiée »
    merci Nolwenn

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