Il n’avait jamais voyagé seul. Il connaissait par coeur le trajet Thionville-Rome. Par le train couchette, uniquement. Il fallait un passeport, un livret de famille, de quoi prouver son identité. La carte famille nombreuse SNCF. 963 km. Une nuit de trajet. Traverser la Moselle, l’Alsace jusqu’à Mulhouse, puis la Suisse par Zürich, et ensuite l’Italie . Le train partait de Calais. Il traversait la Belgique puis le Luxembourg pour s’arrêter à Hayange, à Thionville, puis poursuivre jusqu’à Mulhouse, ensuite la Suisse, Bâle, Zurich. Il arrivait en Italie par Chiasso, c’était le poste frontière suisse, l’unique dont il se souvenait parce qu’en plein milieu de la nuit toutes les lumières s’allumaient pour savoir si les passagers n’avaient rien à déclarer. On allait vers Milan en Lombardie, en Emilie-Romagne jusqu’à Bologne puis lorsque le jour se levait, les voyageurs savaient qu’on atteindrait bientôt Rome.
Il connaissait les Bourgeois de Calais, n’était jamais allé dans cette ville, ne savait même pas la situer, peut-être très vaguement, non loin de la Manche. Il connaissait le nom Douvres, où les ferrys partaient et arrivaient. Aurait-il jamais imaginé qu’on lui donnerait dans les années 1990 le nom de jungle ? Non. Pourtant il connaissait les visages des immigrés entassés, perdus, qui ne comprenaient pas ce qu’on leur disait, malades, installés dans des bidonvilles, entassés dans des campements. Coquelles, Sangatte, Marck, il ne découvrirait ces noms que vingt-ans plus tard, dans les journaux imprimés, dans les images du terminal portuaire, des abords du tunnel sous la Manche. Les Italiens prenaient le bateau, parce qu’à l’époque où ils ont quitté leurs terres, on avait besoin d’eux, alors qu’en ayant vécu des odyssées tragiques, les Soudanais, les Afghans, les Syriens, les Irakiens, les Erythréens, les Iraniens, les Kurdes, les Ethiopiens, étaient des réfugiés demandeurs d’asile.
Chiasso, c’était la Suisse dans le canton du Tessin, la grande voie du transil depuis Bâle. On y parle italien. On traversait le massif du Saint-Gothard. C’était déjà la plaine du Pô. Dans la nuit, on ne voyait pas les banques, ni les commerces innombrables, ni les grandes entreprises de transport. Les montagnes devaient y être verdoyantes et prospères, tout prêt de Pedrinate et Seseglio, dans le Mendrissiotto. Il ne savait pas que Chiasso s’animait lors du carnaval de Nebiopoli. Il ne savait rien de cette ville, à part que c’était le poste frontière, et que, même sans raison, les voyageurs craignaient les douaniers, parce qu’il fallait ouvrir les valises intimes, remplies des vêtements que les italiens rapportaient au pays pour les donner aux enfants, de tablettes de chocolat, de boîtes de sucre en morceau, de tabliers en nylon achetés au marché d’Hayange, qui seraient offerts en cadeau, parce qu’en Italie on en trouvait pas encore.
Lorsque le train passait par Bologne, certains voyageurs étaient déjà éveillés. Ils racontaient la grande université. Ce n’était pas encore les années de plomb. S’ils avaient su que dix ans plus tard, en passant sur la même ligne, dans la même gare, un peu plus tard, à 10h25, une bombe posée dans la salle d’attente ferait quatre-vingt cinq victimes, qui se préparaient à partir en vacances en famille. S’ils avaient su que le train en partance pour Chiasso situé sur la voie 1 serait renversé. S’ils avaient su les mensonges, les fausses pistes, les fausses preuves, l’enquête de quinze ans. S’ils avaient su que ce même 2 août, dix ans plus tard, l’horloge de la gare de Bologne marquerait à jamais 10h25.