Le sac à dos, l’idée lui est venue un jour en se promenant dans le lit de la rivière, à sec. C’était par une journée d’été indien, en fin d’après-midi. Il avait chaud tout l’été, il n’avait presque pas plu. Quelques orages violents, mais peu nombreux. Et l’été ne voulait pas lâcher prise. La Toussaint approchait, il faisait beau, il faisait doux. Et la rivière, à sec, offrait à la marche du jour un chemin surprise. Un chemin constamment ombragé sous les arbres, une sorte de voûte végétale. Et un chemin enfoui en partie dans la terre. Le lit était assez large, mais profond de plus d’un mètre, et plus de deux par endroits. Elle ne voyait pas souvent le paysage au-dessus de la berge. Elle ne savait pas où elle se situait par rapport à son trajet habituel, le long de la rivière. D’autant moins que le chemin sinuait et que le paysage interne variait, ici une ligne droite plate, couverte de feuilles mortes, là une série de bancs de sable herbeux et quelques trous d’eau, là des amas de grosses pierres, comme un mur effondré, là une voie bosselée, sec, et des trous noirs sous les racines des arbres, là encore un passage plus étroit, des branches plus basses entremêlées, des feuillages plus denses, là comme une clairière avant une descente sous un pont, là une barque et sur la rive comme un jardin et une cabane d’enfant. Jusqu’à une espèce de retenue d’eau, après une série de virages, qui ne retenait rien que ces restes, un corps de panneaux de métal rouillés, éventrés, un bras tordu, inarticulé, au pied de nouveaux blocs de pierre délavés en vrac. Et toujours le souffle conjugué des arbres, du vent, de la lumière en dentelle flottante.
Mais ce qui l’a impressionnée, c’est le nombre de déchets qu’elle a rencontrés. Si elle avait eu un sac à dos pour les récolter, elle aurait pu le remplir. À défaut, elle en a photographié quelques-uns, histoire d’en saisir la diversité. Et dans son carnet elle a noté, en fin de soirée :
23102023
Je suis allée me promener. Je pensais longer la rivière, mais deux coups de feu m’ont surpris. Ça provenait du champ de maïs derrière la haie. Je l’ai traversée en empruntant la trouée des ragondins dans le fossé. Quelques mètres comme ça, jusqu’à la rivière, où je me suis aperçue qu’elle était vide. J’ai sauté dedans et je l’ai descendue. Le lit était vraiment à sec.
Il y avait une poignée de cartouches vides dans le fossé, en plastique et rouillées. Pourquoi ? Pourquoi ne pas les remettre à leur emplacement dans la cartouchière ?
Je me suis retrouvée devant un mur. Un vrai mur de grosses pierres taillées, plus ou moins bien imbriquées, couvertes de mousses sèches. On trouve, comme ça, de gros blocs de pierre à plusieurs endroits de la rivière. On les aura installés un jour pour consolider la rive, et le temps aura joué contre eux. Ils auront glissé et roulé au milieu de la rivière.
Je me suis aussi retrouvée devant un muret. Une petite pièce de maçonnerie, crépie, en arc, servant d’enceinte de protection à un trou, à une canalisation fichée dedans au pied d’un arbre. Elle descendait sûrement dans la nappe phréatique. Si la rivière est à sec durant des mois, de la fin de l’été jusqu’à Noël parfois, c’est aussi parce que l’eau passe dessous, dans une rivière souterraine, m’a dit le voisin.
Parfois, quelques grandes flaques d’eau résiduelle, dans un mélange de terre et de gravier souvent. Quelques bandes argileuses plus ou moins molles, plus compactes, des étendues herbeuses, et de grandes zones de feuilles mortes. Je ne sais quel oiseau y fourrageait.
J’ai aussi trouvé de nombreux morceaux de plastique en tous genres : des plastiques d’un noir délavé, des plastiques d’un gris bleu, des plastiques orange, blanc, des restes de sacs, de bâches, un filet rose, mauve, des bouteilles en verre, en plastique, marron, blanches ou vertes, piquées de terre, d’argile, de mousses, recouvertes de feuilles. Une corde.
J’ai aussi trouvé quelques plumes. D’abord, un ensemble de plumes d’un gris terreux au bout, puis blanc, de la palombe que les deux coups de feu auront abattue. Et puis des plumes isolées d’oiseaux inconnus, une toute blanche, duveteuse, une autre à barbes noires au bout, d’un gris plus ou moins clair en son centre, plus sombre au niveau du calamus, et une longue et fine et belle plume d’un gris anthracite, zébrée de noir. Une plume de faisan qui avait l’air d’une peau sèche, morte.
Et ce fragment de je ne sais quoi plus rigide en forme de trapèze, d’un blanc rosé et strié, des lignes granuleuses, où de l’argile semblait s’y être fixée et lui donnait l’air d’une antique tablette à l’écriture illisible, inconnue.
J’ai remonté la rivière jusqu’au repaire des enfants avec ses deux piquets de chantier en rouge et blanc. C’est là que la moiss-batt, que j’entendais tourner au loin, mais de plus en plus fort, est arrivée dans un grand fracas en crachant un nuage de poussière qui a envahi la zone. On dégage.
Il y avait aussi cette façon dont la structure de la rive, dégagée en bordure, semble former un mur à part entière. Comme un mur de terre sombre soutenu par un muret de racines d’arbres ramifiées, enchevêtrées, et blanches, comme pétrifiées ou fossilisées. Et un terrier sous des racines, le trou de je ne sais quel animal. Trop petit, je crois, pour être celui d’un ragondin.
26102023
Nouvelle exploration de la Seugne à sec, en amont cette fois. Quelques plumes, la dépouille d’une palombe, des carapaces d’écrevisses. Une grosse bouteille décapitée, des morceaux de plastique déchiquetés, un bout de pneu de vélo annelé comme une peau de serpent. Des barres métalliques tordues, restes d’une barrière qui aura été arrachée un jour de crue par la masse de branches et de débris végétaux accumulés. Un large couloir comportant de nombreux terriers, des trous dans la rive, sous les racines, des feuilles et des restes d’épi de maïs. Un ragondin traverse et file se cacher tant bien que mal, son arrière-train et sa queue dépassent du terrier. Une vieille passerelle en bois plus ou moins pourri. Un canard en plastique noir au bout d’une corde attachée à un arbre.
Et Mimi Neveu au pont d’Étourneau. C’est vrai qu’il a un air de Raimu, mais croisé d’un ours mal léché, avec ses cheveux en bataille et son langage non moins hirsute, un patois de charretier plus que charentais pas facile à comprendre. Il m’a tenu la jambe trop longtemps.
Il n’y eut de mur qu’une poignée de pierres de taille délavées, isolées, près de la rive, comme jetées là. À l’abandon.
J’ai poursuivi jusqu’à un pertuis dont la lame maintenue par des filins est défoncée. Elle aussi couverte de branches, de débris et de feuilles mortes. Une ruine en somme. De l’autre côté, à très bas niveau, stagnante, la rivière semble reprendre son cours. Ou plutôt, elle s’arrête là. Jusqu’où remonte-t-elle ? Et pourquoi s’arrête-t-elle ici ? Une perte par infiltration ?
31102023
Aujourd’hui, j’ai exploré un bras de la rivière, un bief que je ne connaissais pas. Il mène au moulin en ruines de la grande bâtisse qui se trouve au fond du village du Sablon. On aperçoit bien son tracé sur une carte, comment la rivière a été détournée, il suffit de suivre les lignes des arbres.
En chemin, je suis passée à côté d’un champ en friche où je ne sais quelle plante noire a séché. Et une roue en lisière de bois.
Étrange, comme la figure que forment les lignes de la rivière et du bief m’évoque non seulement un visage très schématique, renversé, mais en particulier un de ces grands visages allongés des statues sur l’île de Pâques, les beaux moaïs. J’aurai été influencée par le récent article du Monde, alertant sur leur dégradation.
Dans ce bief, j’ai retrouvé les mêmes types de déchets que dans la rivière. Sauf que plus je me rapprochais du village, plus il y avait de déchets. Et au pied du moulin, caché derrière une levée de terre et la végétation, une vraie déchetterie : des plaques et des caisses de polystyrène, effritées, des bouteilles en plastique, des bidons d’huile ou de gasoil coupés en deux, des flacons, un bidon en plastique rouge sur la rive, en bordure de champ, des restes sacs d’engrais en plastique blanc, des pots de fleurs en plastique noir, une boîte hermétique en plastique vert. À chaque couleur son espèce de plastique différente, j’imagine.
Et à l’entrée du bief, en plein milieu, un pneu de tracteur planté dans le sol, aux reflets verts. Ça représente quoi ce cercle noir couvert de lichens, de mousses ou de champignons microscopiques ? Rien ? La vie qui va quand même par-dessus les déchets humains ? Ou c’est un signe ? Comme pour indiquer qu’on entre en territoire inconnu ? Interdit ?