les mardis | #02 | La porte et le strapontin

Il était presque cinq heures, le ciel était tourmenté, passant du gris foncé au rose, au bleu triste, à peine quelques nuages s’étiraient bien haut. Il s’était installé sur le strapontin juste à côté de la porte. Les vitres sales donnaient au paysage un air de tableau dont le vernis s’effritait, et les couleurs étaient passées. Une vue de la campagne toute en hauteur, parce que la porte, contrairement aux fenêtres qui respectaient une alternance de larges rectangles et de carrés, ne possédait qu’une fenêtre dans sa partie supérieure, très étroite. Elle était rectangulaire, tout comme les plus grandes fenêtres du couloir, d’une largeur cependant qui contrariait la visibilité du décor. Les coins étaient arrondis, les bords, ceinturés d’une bande de métal, disons, de deux, presque trois centimètres. Certainement impossible d’imaginer, dans ces conditions, une romance champêtre, un récit de bataille ou la promenade solitaire d’un berger. Tous les détails des images s’évaporaient dans l’aube silencieuse et grave. Les portes des compartiments couchettes restaient closes. Les couloirs étaient vides, jonchés de mégots. Il serait le premier à tourner la poignée, qui à l’arrivée, à neuf heures, ne serait pas encore brûlante de la canicule. Il se leva pour l’empoigner. Elle était en effet froide, il l’actionna pour entendre le cliquetis résonner doucement, à peine audible. Tout à coup, la porte du wagon, vert foncé, lui parut immense car les rayons du soleil, qui se levait, transperçaient la vitre et l’éblouissaient. Il s’entraîna à résister aux éclats de lumière, à regarder le soleil dans les yeux. Dans trois, quatre heures, il pourrait bondir, courir sur le quai, dégourdir enfin ses jambes crispées par l’attente, le doute, et parfois, même le regret. La poignée brillait, pourtant elle était ternie. Il essayait d’y voir son visage, de distinguer sa chevelure ondulée, ses yeux, de tirer la langue, mais n’y distingua rien. Même la vitre refusait de lui renvoyer son image, les lumières du couloir étaient éteintes, empêchant tout reflet. Il caressa le métal vert, davantage par ennui que par curiosité, dessina de ses doigts des figures géométriques, des lettres, des chiffres et enfin, se rassit pour chasser tout ce qui pouvait l’empêcher de penser à sa grande décision. Était-il heureux de se retrouver seul, il ne savait plus. Le bruit d’une porte détourna son attention, un homme venait de sortir de son compartiment couchette. Sans doute venait-il de s’éveiller, il paraissait avoir froid, se frottait les mains autour d’un thermos. Du café ? Il s’assit sur un strapontin comme s’il voyait la campagne s’illuminer, pourtant son regard restait vague. Il s’aperçut qu’un jeune garçon, treize, quatorze ans, dirait-on, était lui aussi sur un strapontin, juste à côté de la porte, les yeux fixés tantôt sur la vitre, tantôt sur les inscriptions en italien, tantôt sur la poignée. Il se versa une tasse de café, il était tiède. Sortit deux morceaux de sucre de sa poche. Sans rien dire, il se dirigea vers la porte, et se posta devant cette vitre, qui, trop étroite, rendait les champs fades, et le vent dans les feuillages inutilement voluptueux. Chaque image chassait l’autre, le mouvement des branches dans la lumière rasante était impossible à saisir. Il se souvint du jeune homme qui semblait garder la porte, ou du moins qui semblait pressé de sortir. Le gamin ne leva même pas les yeux vers lui. “Tu es seul ? “

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