# écopoétique #05: Un bout de boulevard

Les derniers cent mètres de l’Avenue des Quatre Reines se nomment Boulevard Bouche. La ville étant petite, sans doute fallut-il un jour honorer à la fois les reines[1] et le député de 1789, nés ici, et faute de grandes artères leur partager une avenue, cette cohabitation ne devant guère gêner leurs restes illustres malgré des positions politiques à priori opposées.

À droite de ce minuscule boulevard, entre une petite tour EDF avec risque mentionné d’électrocution et le stop du bout du boulevard, se trouvent cinq portes successives s’ouvrant dans d’anciens portails, sans noms, sans sonnette, sans couleurs. Les portes sont en PVC gris, ou en métal rouillé comme c’est la mode depuis les années quatre-vingt-dix en art et depuis les années deux mille en rempart de propriété. Au-dessus des anciens portails il subsiste des vitres verticales scellées dans des montant de métal, à la manière de vieilles vérandas. Les murs sont enduits de ciment clair lissé à la taloche. Il y a des fenêtres en ras de toiture, rectangulaires, au travers desquelles on distingue un bureau une lampe parfois le torse et les jambes d’une silhouette assise. On sait que ce sont des ateliers d’artistes, on ne connait pas les artistes. Parfois une porte ouverte laisse voir une installation en fer dans un hall ou hangar, lequel est toujours au trois quarts vide avec sa dalle de ciment balayée.
J’ai remarqué depuis quelques années un fourgon bicolore contenant un matelas recouvert d’un tas de couvertures, stationnant devant les ateliers, fourgon que je retrouve l’été au-dessus du barrage où nous allons nous baigner, fourgon occupé par un baigneur bon nageur puisqu’il traverse le lac, toujours seul, obstinément taiseux. Un artiste ?

Un jour que la cinquième porte, en PVC gris avec une grosse poignée de plastique, était ouverte sur ce qui manifestement est un petit bar, deux tabourets hauts, un comptoir en inox derrière lequel une machine à café et des rangées de bouteilles, je me suis permis de frapper. Un chauve jovial m’a accueillie, et répondant à mes questions ne m’a pas offert ni vendu un café. Le bar est privé et donne sur une petite salle de théâtre noire, sièges noirs, estrade noire, moquette grise. Un théâtre de quarante places, dans mon quartier.  Comment faire pour devenir spectateur ? Très peu de chances, pas assez de places. D’abord adhérer, j’ai vivement sorti mes deux euros et proposé de laisser mon adresse mail, mon adresse postale, mon téléphone, habitant deux rues plus loin. Malgré mon meilleur sourire, j’ai senti que je n’en étais pas, de cette société de spectateurs-là, de ce petit bar-là, où volontiers avec les quarante invités j’aurais passé une soirée.

Ce bout du boulevard Bouche, nous l’appelons toujours « les anciens pompiers » faute d’une nouvelle nomination. En effet il y a peu, les cinq hangars étaient toujours ouverts sur les camions rouges, à tuyaux enroulés, à large haillon pour les brancards, à volet roulant sur matériel de désincarcération. La rue était toujours mouillée par le nettoyage des camions après les missions, les hommes discutaient avec les passants, les mécaniciens agriculteurs infirmiers postier ramoneur habillés de cuir et rigolards au moment des pauses. Les gosses commentaient les véhicules et l’occupation des garages, accrochés au bout d’une main motivée pour s’arrêter, regarder, commenter. Soudain il y avait activité, claquage de portières, hommes casqués pressés, sirènes si le stop à cent mètres était encombré. On essayait de deviner en regardant les garages vides laissés ouverts et les garages fermés : quel camion quelle mission, quelle urgence ? Et toujours intérieurement le petit « bonne chance » pour la personne qui serait dans le camion ambulance.


[1] Les quatre reines étaient les filles du comte Raymond Bérenger V de Barcelone et de Béatrice de Savoie. Elles vécurent au XIIe siècle. Marguerite épousa Saint Louis, Eléonore épousa Henri III d’Angleterre, Sancie épousa le comte de Cornouailles qui devint roi des Romains et empereur d’Allemagne, Béatrix épousa Charles 1er d’Anjou qui devint roi de Naples et de Sicile. Cette configuration de famille est contestée par certains historiens.

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis dix huit ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

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