Ça fait déjà un moment que tu es en route, mais aujourd’hui, c’est le vrai jour de ton départ. Maintenant tu es prêt, tu es au bon endroit, tu pars, officiellement. Tu as choisi l’endroit, il n’est pas sur la E15 officielle, mais il est sur la tienne de E15, celle que tu vas entortiller tout autour de la vraie, l’enlierrer dirait le vieux pommier. Tu es à Tarifa, tout au sud de l’Espagne, au sud de ton voyage qui s’en va vers le nord. Tu veux faire tranquillement le tour de ta voiture en lui tournant le dos avant de t’installer face au volant le nez au nord, tourner la clé et partir. Tu veux que ce soit solennel. Historique, peut-être pas, mais tu veux que ce moment reste dans tes souvenirs. Alors tu fais durer pour enregistrer en détail tous les détails, pour construire ces souvenirs, les dessiner de tête, pouvoir y retrouver les formes et les couleurs, les valeurs, les textures, les nuages, les oiseaux, la poussière, les cailloux, les bâtiments, les buissons, le vent dans tes cheveux, le vent qui ouvre ta veste, t’attrape par la capuche, le soleil qui te chauffe, l’odeur presque poisseuse de l’humide et du sel, jusqu’aux sacs en plastiques accrochés dans les branches des arbres et des piquets. Quelques nuages légers font une sorte de voile, de buée, presque une hésitation posée au loin sur l’eau. Un peu d’hésitation dans ce que tu veux net, pourtant, l’endroit est un point très précis, presque mathématique, tu es au croisement de deux changements, deux lignes imaginaires. Rencontre des eaux d’abord, une mer, un océan, Méditerranée et Atlantique. D’un côté une grande plage de sable pâle avec quelques kite-surf, du vent, sûrement souvent du vent. Des moutons aujourd’hui, des petits moutons blancs qui gambadent insouciants, sur le bleu de la plage. Au milieu de ta vue, une longue langue de sable et de rochers posés là pour faire lien. Lisse chemin pavé pour marcher sans efforts, de longs bancs pour s’asseoir, regarder d’un côté ou de l’autre côté, pas des deux en même temps. Et de l’autre côté, le port, bateaux de passagers surtout, une longue digue avec tour tout au bout pour abriter le feu qui signalera l’entrée, le mur qui protégera mais fera aussi obstacle au moment d’arriver si nuit noire ou brouillard. Dans l’autre direction, la limite est plus nette que simplement deux eaux qui n’ont pas le même nom, c’est toute l’eau du détroit qui fait séparation entre Afrique et Europe, entre Espagne et Maroc et entre Nord et Sud. Détroit de Gibraltar, le nom d’une ville anglaise, nom d’origine arabe sur une terre espagnole. Entre le bleu du ciel et le bleu de la mer, juste un fin trait marron, juste une idée de terres pour faire ligne d’horizon. En face tu vois l’Afrique, enfin tu la vois presque, entre vous de hauts murs, bâtiments fortifiés et fermés par des grilles. L’ensemble paraît désert, délabré, inutile, mais l’accès tout au bout de cette terre d’Europe reste encore interdit, zone toujours militaire. Murs trop hauts, grilles, panneaux et le rouge explicite du petit bonhomme barré pour qui ne saurait pas lire ou lirait une autre langue. Sur la carte du monde le détroit est si petit, on pourrait presque penser qu’il vaut à peine une brasse, c’est finalement un gouffre, de courants, de légendes, et autres interdictions. Pour toi c’est le point de départ le croisement de ces deux lignes. Un goéland qui passe, nonchalant, attentif, juste au-dessus de toi. Inspiration à fond, expiration à fond, tu ouvres la portière, tu démarres le moteur, tu quittes ton point de départ, la brume au-dessus de l’eau commence à se dissiper, le vent sur la grande plage s’installe tranquillement dans la chaleur qui monte maintenant que le soleil a quitté l’horizon.