#ecopoétique #05 | habiter l’inhabitable

Je traverse des chambres d’hôtel, des lieux épars où chaque détail semble s’effacer dès que je m’en éloigne. Les murs sont jaunis, les meubles fatigués, et les draps, souvent humides, exhalent cette odeur particulière de moisi mêlé à un parfum anonyme. Barbès, Château Rouge, La Goutte d’Or… Des noms qui résonnent comme des promesses de marge, des endroits où personne ne choisit vraiment de s’attarder. On y passe, comme en transit, en suspension, toujours avec l’impression d’être étranger à ces lieux.

Et pourtant, à force de revenir, quelque chose change. L’habitude s’installe. Je reconnais les craquements du sol, la lumière qui entre par la fenêtre à certaines heures, les bruits de la rue qui, au fil du temps, deviennent moins agressifs. Ce qui d’abord m’a paru inhabitable, ces espaces où je ne voyais que le passage éphémère, se métamorphose lentement. La répétition transforme le quotidien. Chaque retour dans ces chambres me fait sentir une étrange familiarité. L’inhabituel devient presque un cadre de vie.

Il y a des moments suspendus. Une lumière douce, un silence rare au petit matin, parfois même la lueur d’un instant de calme, comme un refuge improbable au cœur du chaos extérieur. Ces chambres d’hôtel, que je pensais haïr, deviennent, l’espace de quelques secondes, des abris. Des lieux où je parviens à trouver un fragile équilibre, où des souvenirs s’ancrent presque malgré moi.

Habiter l’inhabitable, c’est cela, finalement. C’est laisser le temps faire son œuvre, s’accrocher à ce qu’il reste de familier dans l’étrangeté, apprivoiser l’inconfort jusqu’à ce qu’il devienne acceptable. Peu à peu, on ne voit plus seulement les murs écaillés ou la grisaille de la ville à travers les rideaux fins. On trouve dans ces lieux une forme de chaleur, un souvenir qui réchauffe, un détail qui attendrit. C’est l’habitude, ce long travail imperceptible, qui finit par rendre beau ce qui semblait, au départ, hostile.

Dans ces espaces, je m’invente des moments de beauté, malgré tout. Des fragments de vie, de lumière, que je garde en mémoire, comme un fil qui relie ces chambres et ces quartiers à quelque chose de plus vaste.

Et puis, à mesure que les souvenirs remontent, un doute s’installe. Cette capacité à transformer l’inhabitable, cette imagination dont j’ai usé sans même m’en rendre compte, n’était-elle pas finalement une forme de survie  ? À l’époque, il fallait bien trouver un moyen de supporter l’inconfort, d’adoucir les angles trop durs de ces lieux que rien ne rendait accueillants. Mon esprit vagabondait, enjolivait le quotidien, transformait la laideur en un cadre presque familier. Mais aujourd’hui, avec les années qui se sont accumulées, je m’interroge.

Si je devais revenir dans ces mêmes chambres d’hôtel, ces quartiers en marge, retrouver ces espaces qui m’ont un jour contraint à l’inventivité, en serais-je encore capable  ? Est-ce que ce pouvoir d’imagination, qui m’a permis de survivre, m’habite toujours  ? Je doute. Peut-être que l’âge a émoussé cette capacité à rendre beau ce qui est brut. Peut-être que l’étrangeté, autrefois apprivoisée, serait aujourd’hui insurmontable. Je ne sais pas comment je réagirais face à ces lieux que je croyais maîtriser. L’inhabitable, cette fois, le resterait-il  ?

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

Un commentaire à propos de “#ecopoétique #05 | habiter l’inhabitable”

  1. « La répétition transforme le quotidien ».
    « Peut-être que l’âge a émoussé cette capacité à rendre beau ce qui est brut. »
    L’inhabitable n’est-il pas au final l’inhabité ? Ne pas pouvoir se projeter dans un lieu médiocre oblige à en sortir mais pas forcément à y revenir, sauf mentalement, avec toute l’amertume que ça racle d’y avoir survécu sans changer le décor.
    J’ai le souvenir de telles chambres inhospitalières où la lumière n’entrait pas suffisamment et où les meubles ressemblaient à un bric à brac de brocante oubliée. Les ampoules blafardes et dispersées, les tapisseries d’un autre temps, la moisissure des sanitaires, la poussière des plinthes incrustée, les peintures superposées sur les bois de fenêtres et les chambranles de portes, l’absence de la moindre sérénité à portée de voix. Expérience de solitude rude qui enlève même l’envie de fuir. Chambre de bonne sous les toits , en ce qui me concerne, ou chambre d’hôtel occasionnelle où jamais je ne me suis sentie bien, dans ce rêche des draps blancs et du linge de toilette. Impression d’intrusion dans une vie passée et future qui ne sont pas les miennes. Impression de ne pas être admise et comprise. Vénalité des chambres qui ne sont pas à soi…

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