#écopoétiques #04 | les vendanges

Des vignes à perte de vue, ceps nus l’hiver, silhouette emmitouflée, les sarments pour le feu, dès septembre, chants, odeur du marc, grappes colorées de raisins, de femmes, d’hommes, d’enfants, les chevaux, les charrettes, les tracteurs, et fin octobre, après avoir travaillé pour un patron, revenir pour cueillir les derniers raisins, les retardataires, les gratuits, les démocratiques. 

Il fait encore nuit quand elle réveille les enfants. Se hâter pour attraper le bus. Dans le sac, le repas du midi. Attendre le deuxième bus. Quitter la ville. Descendre au bord de la route. Marcher jusqu’au chemin qui conduit au château. Marcher en rang, en bande, en bataillon. Femmes, enfants. Les maris sont au travail. Ils les rejoindront le dimanche et porteront le sac ou l’enfant endormi sur les épaules. Les cheveux des femmes sont recouverts d’un fichu, les enfants ont les jambes nues. On parle patois, on parle espagnol, on rit, on se tait, on marche. 

Le patron les attend déjà. On se répartit les rangées, les rôles. Qui à la coupe, qui au seau, qui à la comporte. Des rôles, des mots, des gestes. Des strates. Des payes différentes. Les enfants se partagent une rangée, le garçon calcule l’effort, choisit les ceps malades ou morts. En tête, on ne rit pas, on avance tête baissée, buste ployé, on court après les sous, après les ventres des enfants à remplir, les pots de confitures vides à remplir. On mène, on est payé pour mener. Pour donner la cadence. Pour ne pas traîner. Pour remplir les poches du patron. Du châtelain. Du richard. De Monsieur et de Madame. Monsieur de, Madame de. 

Le midi rouge. Rouge le vin. Rouges les idées. Rouge le sang des ouvriers. 
Le midi brun. Brun le sol, bruns les arbres morts. Bruns les arbres calcinés. 

Les vignes arrachées. Vignes torturées. Fildeferrées. Dénaturées. 
Parcelles ridicules entourées de béton, de voies rapides. 
Bruit des roues sur le goudron. Vitres fermées, air climatisé. 

Les mots comme traces. Des mots sans objets. Des mots fantômes. 
La cola, la menaire, le quichaire, le podaire, 
le ramonet, la saquette, le semal.

Les objets comme prétexte. Objets inutilisés. Objets magnifiés. Objets folklorisés. 
Pressoir, comporte, soc, ceps, installés sur les ronds-points. Affichés là. Mensonges!

Des noms toujours là : Mont-rose, La Courondelle, Libouriac
Des noms toujours là : Monsieur de, Madame de, famille de. Noms connus, trop connus. 

Des domaines, des châteaux toujours là. Conservés, vendus, rachetés. Salles de réception, de colloque, de mariage, restaurants, maisons d’hôte. Et l’on donne le fruit de son travail (de bureau, de maçon) pour une soirée dans le château de Monsieur de, de Madame de, pour acheter un bout de terrain dans le lotissement de la Courondelle, pour vivre le restant de ses jours rue de la vigne, ou rue du pressoir

A propos de Betty Gomez

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2 commentaires à propos de “#écopoétiques #04 | les vendanges”

  1. Texte fulgurant de précision et de colère…  » les derniers raisins, les retardataires, les gratuits, les démocratiques.  » laissent passer l’espoir. Tout ce riche vocabulaire de la vigne me touche énormément. L’actualité montre que les grands dénivelés de condition sociale dans les domaines viticoles de notables, malgré la mécanisation n’ont pas fini de laisser couler de l’encre. https://www.francetvinfo.fr/societe/vendanges-des-saisonniers-exploites-en-cote-d-or_6802750.html
    Mon souvenir des vendanges est plus jovial et familial, les dernières que j’ai faites étaient chez mon oncle beaujolais; elles ont été courtes et festives au milieu de visiteurs des iles de Wallis et Futuna, c’étaient des ami.e.s pas des employé.e.s, et on a fini avec des chants improvisés au Ukulélé…

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