#écopoétique #03 | Faire son jardin / Faire Jardin

Faire (faire) son jardin.

Il y fait souvent chaud, trop chaud pour en faire un espace de détente ou de convivialité. Il est infesté de moustiques à la nuit tombée, l’herbe tropicale y est dure et sa taille réduite ne le destine pas à servir de terrain de jeu pour les enfants. Un jardinier s’en occupe les mardis et vendredis après-midi. Il coupe l’herbe de la pelouse tous les quinze jours en été. Il taille, il sème, il plante, il bouture et enrichit de compost une terre d’où le sel remonte. De temps à autre, il demande l’avis des propriétaires. Faites pour le mieux. Le jardin est un cadre offert à la maison. Mais c’est un cadre qui n’est pas exempt d’engagement. Au lieu de ce petit carré de verdure soigneusement entretenu, à la place de ces bordures dessinées au cordeau, contre l’idée même d’hibiscus, de bougainvillier, de kapokier, de frangipaniers, de palmiers, l’esprit du lieu travaille. Tout d’abord une zone périurbaine en construction qui privilégie le pavé et les piscines, les places de stationnement pour les véhicules, ou plus simplement encore qui œuvre à qui aura une maison si imposante que le concept même de jardin n’aura jamais été une option. Ensuite, travaille de même, mais pour des raisons plus mystérieuses et probablement opposées, la mangrove qui environne ce nouveau quartier résidentiel. De vastes étendues de terre salée, des marées envahissantes, une évacuation des eaux de pluie problématique, menacent, menacent. On lui tourne le dos. On n’y pénètre pas. C’est une terre sauvage, maudite, disons-le. Les serpents y pullulent. On ne fait que s’y enfoncer. Combien de corps morts pourrissent là-dedans, bouffés par les crabes, suçotés par d’horribles viscosités ? Le jardin résiste donc, tout civilisé qu’il soit et désinvesti par ses propriétaires, à une double tension. Celle de la périurbanité nécessaire d’une ville en expansion et dont le centre devient inaccessible au primo-accédant, et celle d’un espace naturel réputé hostile, mais menacé d’extinction. En cela le jardin prend parti dans une zone de conflit. Il s’oppose au béton, au chlore, à la prétention architecturale ; il s’oppose aux marées de toute la force de son arrosage intensif. Les propriétaires en attendent un peu de fraîcheur et de prendre plaisir à voir, jour après jour, pousser un hortensia au milieu de plantes tropicales. Eût-il été plus grand, peut-être auraient-ils cédé à l’utilité discutable d’une piscine. Mais comme ce n’est pas le cas, ils revendiquent un amour de la nature quelque peu exagéré.

Faire jardin :

Quand je vivais dans le Beaujolais, le jardin était moins celui de la propriété familiale, sans aucune herbe folle, scruté et entretenu passionnément par mes parents, que ce petit étang à dix minutes de marche de la maison. Pour y accéder, il fallait traverser des étendues de vignes dont la terre, tellement traitée, semblait stérile (aujourd’hui, on y laisse pousser l’herbe pour préserver le sol de l’érosion et lui apporter un azote naturel). L’étang occupait une toute petite surface. Il était planté de hêtres et de saules. Un panneau « propriété privée » était cloué à un arbre, mais personne n’avait jamais pris la peine de le clôturer. Bien sûr, j’aimais à y être seul. La présence de la moindre personne en abolissait le charme. C’était là mon jardin. C’est-à-dire un lieu qui faisait frontière entre la vigne et la forêt plus haut. Un lieu où je voyais passer les saisons et où je projetais des rêveries.  

À Lyon, vivant en appartement et n’ayant pas accès au pseudojardin d’agrément de la cour centrale de la résidence, le jardin c’était la rue. Celle qui longeait la voie ferrée, et ses quelques perpendiculaires. La rue des bons enfants. La rue de la grande famille. Encore ce jardin-là, dont l’itinéraire principal empruntait les rues Victor Lagrange et la rue Pierre Sémard, n’était-il accessible que de nuit, lorsque cessait la circulation. C’est alors seulement qu’il se faisait accueillant dans le ronflement puissant des locomotives et les lumières orangées des réverbères. On s’y sentait en terrain d’entente et comme guidé naturellement vers le nœud ferroviaire du Grand Trou. Sur le pont qui enjambait les rails, on restait quelques instants, admirant cela. Qui n’était pas beauté naturelle, mais qui, par un effet de perspective et la présence brouillée des étoiles au-dessus procurait une émotion océanique, du moins une nostalgie de grands départs. La zone n’avait pas encore été investie par les promoteurs immobiliers. On longeait des entrepôts désaffectés et de petites maisons tout droit sorties d’un film des années 50. La végétation se limitait à ce qui poussait le long des voies ferrées. Nous appelions ça, en hiver, « les asperges ». Des branches nues, tuberculeuses, pointées vers le ciel. Dans quelques ruines aussi poussaient, à la jointure des fenêtres, des sortes de plantes. Ce qu’on arpente, ce qui accueille, est un jardin.

Pour l’Européen habitué aux sentiers de randonnée, aux jardins publics, aux points de vue, la mangrove est d’abord une gueule épaisse qui aspire les pas. La terre anoxique absorbe, le mollusque se colle aux branches, le crabe s’enfonce, les pneumatophores des palétuviers jaillissent comme de fines éruptions de boue durcie. C’est le lieu du mou et du mêlé. S’engager plus avant donne l’impression d’être avalé par une végétation qui se dérobe et n’offre aucune perspective. Dedans un ventre salé, l’imagination, qui ne sait rien nommer, convoque un passé d’épreuve et d’effroi. Puis de nulle part surgissent un pécheur ou un groupe d’enfants. La discussion s’engage. Il existe des chemins tangibles qui, à marée basse, permettent l’exploration. Exploration pour nous, routine pour eux. Ils indiquent qu’ils n’ont jamais vu aucun serpent, que de dangers, il n’y en a guère. Cette mangrove n’est pas un lieu d’épreuve, mais une zone transitionnelle. Entre la ville et l’océan, elle brasse autant les humains que les espèces. On se dit que ce serait là, le véritable jardin.

A propos de Pedro Tarel

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