#écopoétique #01 #02 #03 | Hors

La profondeur du jardin se montre une dernière fois quand on ferme la porte. Une partie de la fenêtre à l’issue de l’enfilade des couloirs et des pièces demeure visible. Un carré-témoin de ce qu’on laisse derrière soi, de ce que l’on quitte dès l’instant où le vélo est sorti de l’abri couleur d’orage et pourquoi ? Les framboisiers qui donnent sans relâche ne se voient plus de là, mais la tranquille lecture que leur ombre porte sur la chaise longue ne vaut-elle pas mieux que tout ce qui va suivre ? Il y a tant de souvenirs et d’histoires dans les quelques mètres qui séparent la tonnelle qui résiste au triple assaut du chèvrefeuille, du jasmin et du Pierre de Ronsard avec la grâce puissante d’une Laure, d’une Béatrice, d’une dame du temps jadis couverte d’hommages odorants sans jamais s’y laisser embaumer ni prendre et le céanothe qui profite de la gouttière de la cabane où il s’adosse pour devenir gigantesque alors que ses petites fleurs bleues, toujours plus nombreuses, conservent leur minuscule visage, à quoi bon aller voir ailleurs ? C’est, je crois qu’il n’y a pas de jardin, seulement des recoins d’un même tissu immense qui tantôt apparent, tantôt souterrain s’offre à qui le parcourt. Le pli s’est pris dans l’enfance, au village de montagne, où le jardin suspendu sur le ravin n’était que le détail d’un vaste cadastre, toujours accessible à nos jeux débordant même la limite des deux rivières confluentes d’où le lieu tire son nom, courant avec les parties d’Indiens ou de gendarmes jusqu’au village voisin par les bois, par les alpages. Il arrivait fréquemment qu’une fois la règle donnée, nous ne nous croisions plus de la journée, trop bien cachés dans ce terrain de jeu où les bornes elles-mêmes se déplaçaient la nuit. Je rentrais au soir d’été comme d’hiver bien après 7 h, puisque c’est ainsi que se comptait le temps à l’église qu’on entendait au fin fond du val, affamée, sale et contente. On râlait un peu pour la forme, mais personne ne s’inquiétait : même sans nous voir, nous étions ensemble « les enfants », pris dans une meute suffisante à son désennui et à sa sauvegarde. Et l’hiver, à ski, la même assurance faisait quitter la piste pour pister la trace parallèle qui s’aventurait dans la forêt des animaux et des sapins. L’histoire finirait bien : il suffirait de suivre la pente, peut-être de déchausser pour finir skis sur l’épaule sur la route en bitume crevassé. Mais hors cette déconvenue, rien ne menaçait et le plaisir mêlé de la découverte et de la peur glaçait une sorte de solitude imprenable dont je restais grisée, la semaine suivante enfermée dans les salles de classe et encore aujourd’hui… Je ferme la porte et je roule vers les canaux. La ville ne dure qu’une seconde. Le pont qui enjambe les rails, fait douter de lui les piétons et les cyclistes et personne ne s’étonnerait qu’il s’effondre un jour ou l’autre, mais ce n’est qu’une pensée dans un voyage qui se moque de ce genre de contingence. Bientôt, on passera la barrière et la piste commencera qui va jusqu’à la Belgique et jusqu’à la mer, c’est-à-dire loin, mais sans jamais quitter ce qui est mien et à quoi, j’appartiens.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

3 commentaires à propos de “#écopoétique #01 #02 #03 | Hors”

  1. Beaucoup de similitude dans les impressions de déambulation récoltées dans des souvenirs d’enfance ( la tienne ?). Une écriture virevoltante pour arriver jusqu’à la ville et aujourd’hui. Cette compression des images n’est pas sans effet narratif qui exprime la fuite du temps et la dilatation de l’espace. A ski ou à pied, la vie prend des allures de Lapin pressé dans Alice. Cette carcasse de bagnole calcinée est une énigme au début de ton texte, et j’aurais envie qu’elle raconte son histoire. Mais rien n’est obligé… En lisant ton livre rouge, je ressens les mêmes sensations étranges. Ton univers est rempli d’histoires, de vocabulaire inattendu et de ressources imaginaires qui m’obligent à me lester dans une compréhension immédiate et impérieuse… Et pourtant, il est enivrant de goûter à ton écriture à l’hélium…

    • Merci Marie-Thérèse pour ton œil juste. Je réalise ce cycle sous la forme nouvelle. J’ajouterai au texte et on saura bientôt l’affaire de la bagnole cramée. Elle brûle au croisement de la route Obiégly et Dutrait. Après, c’est la rentrée et j’écris vite, en espérant pouvoir déployer certaines phrases, certaines phases, un jour, plus tard, bientôt… Contente de te voir de retour.

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