écopoétique #03 | francis

Un matin de début d’automne météorologique, Jeanne sort du métro. Elle vient voir son médecin qui a déménagé pendant l’été. Devant elle, à à peine la largeur du trottoir, une plaque de rue banale : Avenue Georges Mandel. Ce qui la surprend, c’est qu’elle a dans son sac un livre qu’elle vient d’emprunter à la bibliothèque à l’autre bout de la ligne : Georges Mandel, l’homme qu’on attendait. La libraire lui en a parlé il y a dix jours à S.. Sur la place de la mairie à S., il y a une plaque pour ce Georges Mandel, il en a été maire pendant 20 ans. Jeanne a passé une partie de son enfance à S., bien après la mort après la mort de ce Georges dont sa mère parlait avec une pointe de nostalgie ou d’admiration, on n’a jamais su. Le vrai nom de Georges Mandel c’était Louis Rothschild et Jeanne s’est demandé ce qu’un Rothschild pouvait bien avoir à raconter aux gens de S., chasseurs de palombes enfermés dans la pointe du Médoc dans les années 1920-1930. Peut-être qu’il avait changé son nom pour ne pas être identifié tout de suite comme un grand bourgeois parachuté dans cette station balnéaire naissante très loin de ses préoccupations. Pas tout à fait : il n’était pas fils de banquier de la plaine Monceau mais d’un tailleur du 7ème arrondissement. Alors il a pris le nom de sa mère, Mandel et changé le prénom pour ne pas se confondre avec un oncle, Louis Mandel. Mais Mandel ou Rothschild, ça n’y a rien changé, Jeanne lit sur la plaque qu’elle a devant les yeux : Homme politique français assassiné par la milice le 7 juillet 1944. Elle lira le livre pour comprendre mieux mais pour l’instant, la plaque devant les yeux, le livre dans le sac, ça la trouble.
Surtout qu’il n’y a pas deux semaines, juste avant de revenir à S. après vingt ans d’absence, elle était avachie avec quelques personnes dans le jardin de la maison de son grand-père, mort un mois avant, face au Canigou. Francis, le grand-père, était affichiste de publicité dans les années 1960, il travaillait avec son frère jumeau, ils avaient fait de l’argent et il avait acheté cette maison entourée de ce vaste jardin, pile sous la montagne. Comme on ne se connait pas, chacun raconte des histoires de sa vie. Un des invités raconte qu’il avait une agence de voyages et qu’il a organisé un tour du monde en affrétant un avion avec le Rotary club. En entendant ça, Jeanne a tendu l’oreille : un tour du monde ? Le Rotary ? les années 1990 ? Y’avait pas un Francis J. ? Peut-être, ah si je me souviens. Eh bien c’était mon grand père, ils avaient pas beaucoup voyagé mais ce voyage ils en parlaient souvent, c’était LEUR voyage. Le lendemain, Jeanne a reçu deux photos de Francis, couronne de fleurs sur la tête, micro à la main, chantant, l’air pas très clair. Elle s’est dit que, dans ce jardin, l’esprit de son grand-père était encore là un mois après sa mort. Elle a essayé d’expliquer, elle a demandé à sa copine sorcière qui lui a parlé de physique quantique, d’univers parallèles qui se rencontrent, bref : rien. Elle a fini par se dire que les esprits de Francis et de Georges dansaient autour d’elle, anges discrets comme fleurs de belles de nuit, elle a décidé de laisser danser les anges, d’entendre le chant des esprits, de respirer les senteurs invisibles, se laisser rêver par les faits, cesser de les soumettre à la question, d’en être la grande ordonnatrice, n’en chercher aucune utilité, être là comme être vivante — le moins pensante possible — au milieu d’autres êtres vivants.
Ça ne l’empêche pas d’accueillir ce brin d’organisation et de logique dans son existence qu’elle en trouve particulièrement dépourvue : je viens de quelque part, il y a eu un voyage entre ce que je vis et ce que j’ai été. Allez ! tout ceci n’est peut-être pas aussi vain qu’il y parait : Georges Mandel c’était Louis Rothschild, Francis J. c’était Francis Jardin

A propos de bernard dudoignon

Ne pas laisser filer le temps, ne pas tout perdre, qu'il reste quelque chose. Vanité inouïe.

4 commentaires à propos de “écopoétique #03 | francis”

  1. Comme des tours de passe-passe ancêtres dans un jardin ?… J’aime ce passage facétieux et habile :
    « elle a décidé de laisser danser les anges, d’entendre le chant des esprits, de respirer les senteurs invisibles, se laisser rêver par les faits, cesser de les soumettre à la question, d’en être la grande ordonnatrice, n’en chercher aucune utilité, être là comme être vivante — le moins pensante possible — au milieu d’autres êtres vivants. »

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