#écopoétique #02 | Un chapelet

Lors d’un ancien décès de famille par alliance, sa mère hérita d’un chapelet : un chapelet de perles de plastique ambrées reliées par une chaînette de métal gris, avec au bout sa petite croix dorée sans Christ, seulement la très petite croix. Or cette mère avait depuis longtemps rejeté la religion catholique et ses objets dérivés, elle ne sut que faire de ce chapelet.
Elle l’offrit ou le donna à la bonne garde d’une amie chrétienne, laquelle, ne sachant pas non plus que faire de ce chapelet, l’enterra au pied d’un de ses cerisiers, un vieux cerisier qui donne encore des quantités de bigarreaux, jaunes et roses, fermes et sucrés, rarement attaqués par les vers, ce qui est rare chez les bigarreaux.

À l’occasion du décès de son père dont elle avait la charge, (de son père et du décès), sa mère étant divorcée, elle jeta à la poubelle des vieilles images de la vierge, vieilles car abîmées, sinon la vierge est toujours jeune, alors que finalement morte à cinquante-neuf ans dit-on, il pourrait y avoir des représentations d’elle âgée.  La vierge est donc toujours représentée en tant que mère, et non en tant que femme, pour elle-même.
Elle vit alors avec étonnement l’amie chrétienne de sa mère récupérer les cadres, se demandant si elle allait les enterrer. « On ne jette pas des objets religieux », dit l’amie chrétienne de sa mère, lui donnant ainsi, par l’association d’idée qu’elle en fit immédiatement, une explication sur le parcours du chapelet. Personne ne le jette, mais personne n’en veut. Quelques questions surgissent en vrac, sans temps ni véritable motivation pour chercher des réponses.[1] Zut, malgré le catéchisme, la première communion, et des années de rendez-vous de scouts à la messe, elle ne savait pas. Comme quoi, quand il s’agit de deuils, cérémonie, et dispersion des affaires, on apprend seulement sur le tas. Dispersion des cendres aussi, et l’apprentissage peut être rude. (On mélange les cendres à celles de quelqu’un d’autre, on marche sur les cendres que le vent a, par non-connaissance du rite des humains, ramenées sous les pieds, on prend un peu de cendres avec un joli petit bol émaillé chacun son tour que l’on lance dans un gouffre de montagne, et soudain quelqu’un plonge ses mains dans l’urne et prend à pleine poignées un peu de ces restes, sacrés car morts, on jette les cendres en silence par-dessus bord et s’approchent des poissons, puis des mouettes, bref on reçoit comme des coups de couteau au cœur tout geste trop violent pour notre amour défunt, frère sœur mari amie et tous les autres titres engendrant des liens).

Maintenant c’est le décès de son frère. Un seul mot : injuste. Mais elle sait que ce mot s’applique à de très nombreux décès, des milliards de décès, dès lors qu’il y a de la jeunesse, de la force, de la vigueur, et de l’envie de vivre. Lors de la cérémonie, cercueil ouvert, chacun peut déposer un objet ou toucher ou regarder le mort. On ne dépose pas des objets comme ça, c’est le plus proche qui décide, en l’occurrence la mère.[2] Les objets sont brûlés avec le mort, l’accompagnant dans cette ultime transformation, comme les Égyptiens déposaient des objets dans les tombeaux et les chrétiens des anges sur les dalles. On ne pose plus d’anges sur les dalles, non parce que la civilisation chrétienne est terminée, mais parce que les anges sont volés, comme à leur découverte le furent les objets des tombeaux. Le métal en grosse quantité ou le plomb sont interdits dans le cercueil, ça c’est le protocole : apprentissage sur le tas. Précisons que le frère n’est pas chrétien et que la mère ne l’est plus.[3] Sans l’avoir annoncé, sans en avoir parlé en amont, la mère sort soudain le chapelet de sa poche, chapelet ressuscité d’entre les cerisiers, et le dépose bien visiblement sur les mains du mort.

Le coup de couteau dans son cœur à elle, son cœur de sœur, est un coup bas. Un choc, une outrance, un scandale, une blessure, le mort est bien mort car il se rebellerait sinon, mais on manipule les morts comme on veut (apprentissage sur le tas), un irrespect de l’homme que son frère était, un irrespect de son mort à elle, qui finalement n’est pas le même mort que celui de sa mère, car cette mère malgré son chagrin est possédée par-dessus toutes considérations par le besoin d’organiser, de mettre en œuvre son sens pratique, de mener à bien sa gestion des choses et des gens, un humain sensible fût-il sur son chemin, un humain sensible fût-il mort et donc sacré.

Au-delà de toutes choses, au-delà de l’amour, au-delà de la perte de la fratrie, de la question de l’éternité, de l’abandon, car les jeunes morts vous abandonnent, elle est alors ramenée brutalement à la matière, plastique et fer, à cette mère qui a trouvé, avec son cerveau organisé, le moyen de recycler le chapelet.


[1] Dans notre grand siècle du recyclage, quid du recyclage des objets religieux qui n’ont pas de valeur marchande ? Est-on capable de jeter les objets religieux d’une autre religion que la sienne ou faut-il respecter tous les objets religieux quand on est croyant ? Jeter un coran non, mais un Shiva oui ?  Un masque, une statuette ? À partir de quel investissement dans l’objet, celui-ci est-il sacré ? Y-a-t-il un risque (et de quelle nature ?) à jeter un objet sacré quand on n’est pas croyant ?

[2] Remettons les choses à leur place, ce n’est pas un protocole culturel qu’on apprend sur le tas, mais seulement l’application de la toute-puissance de cette mère.

[3] On devrait dire « le frère n’était pas chrétien », mais à ce stade de la cérémonie, c’est trop difficile pour le cœur.

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis dix huit ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

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