#anthologie #28 | objets de compagnie

#02 – La porte en chêne de la chambre avec sa poignée dorée, plutôt sombre, plus très brillante, suivie du pan de mur rose et en son milieu l’interrupteur, doré lui aussi. Le côté gauche de la grande armoire penderie toute blanche au léger renfoncement créant des ombres mates. La veste, – le tambour – le sac, – en équilibre précaire sur le bac – le peignoir, – la jambe d’une poupée – le pantalon, – la tête d’une autre – le tout suspendu à un crocher en fer forgé blanc formant des volutes. Le début d’un voile blanc qui se prolonge. Le cadre de lit en fer forgé à moitié caché par le voile transparent. Elle aurait les pieds et les jambes recouvertes par la couverture à motif floral, à motif oiseau, assise au milieu du lit, le dos contre un coussin contre le mur, un livre sur les genoux, la tête baissée, les genoux repliés, la main gauche jouant avec le bord du drap. L’autre bout du cadre de lit, sur lequel repose le voile blanc. La table de chevet, blanche, la lampe, abat-jour très simple avec un pied en forme de colonne corinthienne, un deuxième livre, un appareil dentaire, un mouchoir usagé. Pan de mur rose. Voile blanc, plus verticale celui-ci, ondulant, recouvrant à demi la fenêtre largement ouverte sur la ville en contrebas. Le rebord de fenêtre avec le tourniquet à photos, tournée vers celle qui montre deux jeunes filles jouant à la momie, la grenouille en bois peinte en vert, le vase vide, l’automate en forme de clown, le coffre à bijoux en tissus rouge et vert, la boîte à musique violette avec ses clowns acrobates tournant leurs membres désarticulés main dans la main au son du Clair de lune de Debussy quand on a pris soin de remonter la vis à l’arrière et qu’on entrouvre le petit tiroir du bas dans lequel on ne peut glisser que quelques bijoux très petits. Le voile blanc encadrant la fin de la fenêtre. La bibliothèque en fer forgé, même volute, même blanc. Le rang de livres d’une saga, interrompue par un livre Folio suivi d’autres, même taille, même couleur. Le coin du bureau, elle y serait en train de rêvasser, un tas de feuilles accompagnées d’un tas de stylos, à regarder à gauche, par la fenêtre, rêvassant ou attendant quelque chose, la réponse peut-être, l’ordinateur fermé mis de côté à droite. L’étagère, même matière, même forme, même couleur, contenant figurines, livres volumineux et feuilles de Canson mal imbriquées. La commode, la jumelle de l’armoire, aux poignées tombantes en fer noir, le Boudha à côté de l’icône dorée représentant la Vierge, le porte-bijou en forme de mannequin portant une robe bouffante violette recouverte de colliers en perle de plusieurs couleurs, les deux flacons de parfum, dorée et pomme. Pan de mur rose. La porte en chêne avec sa poignée dorée.

#05 – Une femme qui porte son corps devant elle.

Je ne peux m’arrêter de m’inquiéter. Je sens les fourmis dans les jambes. Ça commence toujours comme ça, l’inquiétude. Parfois, je ne sais pas encore quelle pensée est à la source de ce fourmillement qu’il s’est déjà répandu jusqu’à mes genoux. Je les sens qui se tendent, comme pour empêcher qu’il remonte encore plus, pour m’envahir tout entière. Ce que je déteste le plus, c’est cette engourdissement de ma bouche qui devient pâteuse. Alors les mots se déforment avant de sortir à l’air libre, et ce n’est plus ce que je voulais dire qui se fait entendre. La déconnexion entre moi et le monde devient insurmontable. Je suis là, grignoter par ces fourmis, et plus personne ne peut percer le mystère de ma condition car il n’est plus audible. C’est à ce moment-là qu’arrive cette envie indomptable de pleurer. Et de me sentir sur le point de pleurer, j’en pleure de rage. Je ne veux pas qu’on voit mes larmes, et comme je ne veux pas qu’on les voit et qu’elles paraissent quand même aux yeux de tous, mon visage rougit par l’effort que je fais pour les retenir. Et elles glissent le long de mes joues. Je suis laide. Je les essuie avec mes doigts, mais eux aussi me trahissent, tout crispés qu’ils sont, incapables de rester souples et déliés et élégants. Paradoxalement quand je croise mon reflet dans un miroir l’heure d’après, je me trouve jolie, j’ai le teint frais, légèrement rosé, les yeux brillants, le regard très clair, les cils définis, et ma bouche est bien rouge. Je rajuste le collier autour de mon cou et les boucles d’oreille à mes oreilles ; d’angoisse je les ai tordus dans tous les sens avec mes doigts et le bout pointu de la boucle d’oreille se retrouve en haut au lieu de pointer vers le bas ; je me surprends même à tourner la tête d’un côté puis de l’autre pour voir les bijoux briller à la lumière artificielle de la lampe.

#06 – Seule, sur le trottoir, les bruits du bar s’éloignant derrière moi, la fraîcheur de la rue attiédit mon corps, les claquements des talons résonnant contre les murs en pierre de taille et surtout l’odeur de leur cigarette partout même sans cigarette en vue.

Seule, les voitures, légers grondements du moteur, roulis ténus des roues frottant contre le macadam, musiques bruyante fenêtres ouverte, ambiances passagères d’une promenade de nuit.

Bar ouvert, lumière forte, terrasse à demie vide, rires, serveur fumant une cigarette, un autre commençant à ranger les verres, les tables, les chaises.

Seule, ruelle obscure, ruelle qui se termine par un square, ruelle ou square, gardé(e) par une statue assise sur son piédestal, noire, légèrement verte dans la lueur que lui donne le lampadaire plus loin, trop loin pour voir distinctement les lettres inscrites sur le piédestal.

Seule, première rue à droite, remonter la rue, rue toute droite et étroite, rue à deux lampadaire, un au début, un à la fin, changement de rythme.

#08 – Il y a toujours eu une porte dans la chambre, pour y entrer, pour en sortir. Depuis le lit, la porte se situe à droite, et la fenêtre à gauche. Il faut être sur son flanc gauche pour voir la porte, pour voir la fenêtre, quand on est couché. Les deux extrémités de la chambre sont donc bien définies par la présence de ces ouvertures. La fenêtre du premier ne peut permettre à personne de rentrer ou de sortir. Il y a bien la présence d’un arbre à la fenêtre qui pourrait donner l’accès à la chambre, mais l’arbre est chétif et ses branches ne semblent pas pouvoir soutenir le corps d’un homme. Point d’entrer par la fenêtre. Les entrées et les sorties, mais surtout les entrées, ne peuvent donc s’effectuer que par la droite quand on est couché sur le lit, sur son flanc gauche. C’est pour cette raison que l’impression vague d’une présence dans la chambre la nuit qui sembla m’éveiller provenant de la gauche plutôt que de la droite me fit me demander où se situait vraiment la porte, puisque c’est de la droite que j’aurais dû sentir cette présence. Si la présence était venue de la porte, je n’aurais pas eu à m’inquiéter outre mesure. L’identité de la personne était facile à déterminer. Et même si ce n’était pas lui, au moins la porte était à sa bonne place. Mais sentir une présence à gauche venait à me faire douter de la bonne place de la porte. Peut-être la porte n’était elle plus à droite. J’entrouvrais les yeux pour me rendre compte de la situation. La nuit dans la pièce empêchait toute vérification. De droite, comme de gauche, les meubles, les murs, tout était informe et muet. Sans la présence claire de l’armoire près de la porte, c’était donc moi qui n’étais pas à ma juste place. J’étais pourtant bien allongée sur mon flanc gauche, le long de mon bras, le bras aboutissant à la main avec laquelle j’écris, et je suis gauchère. L’idée me vint que j’avais tourné dans le lit, et que si j’étais sur mon flanc gauche, comme je l’étais bel et bien, alors j’étais face au mur, ce qui expliquait mon impossibilité de déterminer les formes de la chambre. Pourtant devant mes yeux que j’ouvris plus encore, ce n’était pas un pan de mur ; on sait lorsqu’on est devant un pan de mur, même la nuit, cette densité nette. De plus, sur ce pan de mur, qui devrait être face à moi si j’étais tournée dans l’autre sens comme j’aimerais le penser, j’ai accroché récemment un tableau représentant une jeune fille cueillant des fleurs dans un champ, suffisamment lumineux ce tableau et avec des fleurs contrastant suffisamment avec le reste pour que sa forme soit visible même dans l’obscurité, mais pas de trace d’une légère lueur se reflétant sur la vitre du tableau. L’autre explication qui se dessinait était que je ne dormais pas dans ma chambre et que la présence de cette personne dans la pièce, au-delà de n’être pas à l’endroit attendu, n’était pas la personne attendue non plus.

#12 – Traversée de Londres impossible. Longue marche sur les trottoirs interrompue par les montées et descentes des escalators de l’underground. Plus aucune notion d’où se trouvent les quartiers par rapport les uns aux autres. Les distances réduites à des attente, attente sur le quai, attente dans la rame. A chaque fois ressortir, traverser une rue, dont on observe le changement d’architecture, le changement de foule, les touristes, toujours les touristes, peut-être ai-je trop fait les lieux touristiques. Alors les parcs, d’un parc à l’autre, se brouillant tous dans ma tête, des parcs grands qui ressemblent à un bout de campagne, des parcs petits et intimistes, comme une chambre à l’air libre, où les autres sont étonnés de vous y voir, comme si c’était leur chambre justement. Ville trop grande pour être pleinement contemplée.

D’Amsterdam les vélos partout qui donnent à la ville une population à la fois fantôme, à qui peuvent bien appartenir tous ces vélos accrochés là contre la barrière, où sont-ils, et toujours à l’extérieur, comme ceux qui passent leur après-midi sur les marches menant à l’entrée, investir la rue, vivre dans la ville, pas seulement la traverser, prendre la petite rue qui mène d’un canal à l’autre, incitations multiples à la flânerie. Rues menant à des musées traversées par des couloirs de personnes marchant la tête levée, poussant du coude pour mieux voir, traversées encombrées pour le corps et pour les yeux, s’asseoir pour profiter mais ce sont les jambes qui souffrent et les yeux ne regardent pas vraiment.

À Barcelone le logement se situe sur une colline, l’impression d’une ville qu’il faut gravir et pourtant la fluidité des grandes rues qu’on longe d’un sens puis de l’autre, un peu perdu sur la destination à prendre, le but, à la recherche d’un bar à tapas à une heure où tout le monde est dehors, puis la boîte de nuit au bord de la plage, la plage vue pour la première fois la nuit, la boîte de nuit dans laquelle on entre sans payer, dans laquelle on nous offre les consommations, la boîte de nuit quasiment vide, et l’océan à la fenêtre, la chaleur en hiver aussi, dans la rue noire de monde alors qu’on veut observer les ornements gothiques d’une façade, les façades musées, qui habite vraiment ici.

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