Je vis dans son regard, le lendemain, une intensité inhabituelle, une insistance, puis elle tourna la tête, en silence. Je baffouillai quelques paroles dont j’eus immédiatement honte et la sonnerie nous appela chacun dans une classe différente. Je racontai des choses à mes élèves. Elle aussi. Aux siens. Presque les mêmes choses.
Je vis les murs du moulin se lézarder, s’effriter, tomber dans la rivière. Les autorités avaient déclaré que ce n’était pas aux normes, qu’on ne pouvait pas loger des animaux dans de telles conditions, qu’il y avait des travaux à faire mais avec quel argent pouvait-elle financer tout ce qu’on lui demandait. Elle vendit. Une chanteuse acheta, sur un coup de cœur. Elle viendrait là avec ses chevaux, on aurait droit à un festival, des fans accouraient. La chanteuse, le lendemain, avait oublié ce qu’elle avait acheté.
Je vis des initiales gravées dans la molasse : F.J. Une date, incomplète, 190… Florida Joliet. Elle avait connu des lieux plus agréables à habiter, une maison dans une ville au bord d’un lac, mais le père avec mené la vie, alors il avait fallu partir et trouver un autre lieu, mais ça se savait, qu’il avait mené la vie, alors on s’était retrouvé là, quatre enfants, puis trois, sous la couverture trouée, seuls avec la grand-mère, quand le père était reparti mener la vie.
Je vis le visage ridé de ma grand-mère, sa langue qui allait et venait sous ses lèvres entre ses dents, ses grosses lunettes de travers, la racine blanche de ses cheveux teints. Elle tenait à ce que nous récitions au moins un Notre Père et un Je vous salue avant de nous coucher parce que ça éloigne les mauvais rêves, comme cette nuit où elle avait cru que le diable lui avait murmuré dans l’oreille des mots qu’elle n’osait redire aux enfants et que même devant son mari elle avait édulcorés, choquée qu’elle était qu’on puisse dire de tels mots sans que le bon Dieu vous foudroie instantanément. Elle avait toujours une valise prête en cas d’orage. C’était la punition qu’elle attendait.