#anthologie #12 | Naples Athènes Las Vegas


Il fait nuit noire. J’aime survoler les terres et les mers de nuit. Le nez collé au hublot. Assez facile de se représenter la forme de la botte italienne, je sais d’avance que je n’en apercevrai pas le talon, mais quel plaisir de suivre du bout des yeux, comme si je surlignais du bout du crayon le trait sur la carte, de suivre donc du bout des yeux, en me tordant un peu la nuque, le tracé quasi rectiligne du liséré discontinu de perles de lumières parfois très dispersées, parfois agglutinées formant par endroit un étal plus dense, plus concret, un bord entre terres et mer. Bientôt, la descente s’amorce, le ruban scintillant du littoral s’arrondit en dessinant le contour de la vaste baie de Naples, s’élargit et s’étale sur les hauteurs jusqu’au bord lointain d’une masse sombre, s’étire comme un élastique vers le Sud, quelques minuscules loupiotes clignotent ça et là sur la mer Tyrrhénienne ; Naples rêvée, ses îles et son Vésuve m’attendent.

C ’est par la route que je suis entrée à Athènes pour la première fois, en 1979, à bord d’un Magic Bus. Réminiscences plutôt que souvenirs. Un alphabet sans ses clés, le ruisseau clair et vif de la langue grecque hélas incomprise, le bruissement des autres langues dans les ruelles touristiques de la vieille ville. Vague sentiment que certaines villes nous appellent du tréfonds de l’ Histoire mais aussi plus secrètement peut-être, du tréfonds de la petite histoire, celle qui s’écrit avec un petit h, on ne serait pas arrivé là tout à fait par hasard, il y aurait l’insistance d’une nécessité intérieure, par exemple celle de voir un jour de ses propres yeux, c’est à dire de toute la présence vivante d’un corps dans un lieu, la trace laissée par les Dieux. Ou bien, la promesse que l’on se serait faite de s’asseoir au moins une fois dans sa vie sur une pierre à la tombée de la nuit dans les gradins du théâtre de Dionysos ; guetter la voix d’Antigone.


La nuit est tombée, aucune lumière dehors. Dans l’obscurité étoilée, le désert s’étend infiniment, le temps s’étire dans le bus. Dans la nuit soudain là-bas un déluge de lumières surgit au sol et dans le ciel, on a beau savoir qu’on s’approche de la ville, cette chose phosphorescente secoue l’esprit tant elle apparait comme une erreur de programme dans la géographie du désert aride ; vient la nette sensation de devoir bientôt franchir un bord incertain. « Welcome to Fabulous Las Vegas ». Promesse couleur criarde et guimauve à la fois d’un ailleurs, invitation au jeu de la vie dans un autre champ de réalité, dans un autre registre du monde. Le bus circule maintenant au dedans de la tache lumineuse, dans toute sa matière artificielle, faite de néons géants et d’argon bleu, d’ enseignes projetant à qui mieux mieux des lettres majuscules multicolores dans l’espace, comment évoquer ce type d’expérience sans en passer par la description, j’ai besoin d’aide, un certain Tom Wolfe écrit à propos de Las Vegas en 1964 « quelles couleurs ! Tous les nouveaux tons pastels électrochimiques du littoral floridien : mandarine, magenta passé au grill, rose blême, incarnat, fuchsia modeste, rouge écarlate Congo, vert méthylène, émeraude, bleu lagon, phénosafranine, orange incandescent, violet scarlatine, bleu cyan, bronze mosaïque, orange corbeille de fruits d’hôpital. Et quelles enseignes ! Deux cylindres jaillissent à chaque extrémité du Flamingo – huit étages de haut et couvert de la tête aux pieds d’anneaux de néon sous la forme de bulles qui pétillent le long des huit étages vers le ciel du désert, tout au long de la nuit, comme un verre de whisky soda illuminé rempli jusqu’à ras bord de champagne rose. » Merci Tom Wolfe !

A propos de Nicole Busquant

Un certain goût pour les traces.

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