#anthologie #24 | À toi le soin

Blaise est allongé mais il ne dort pas. Il a de longs moments de répit pendant lesquels sa main absente ne lui fait plus mal, il sort demain et cette nuit, il ne dort pas. Il regarde son nouveau voisin de chambre dormir, il est allongé sur le dos, à plat, sans oreiller, son cou est bloqué par une minerve, son corps ne bouge pas, il dort en bougeant légèrement les lèvres comme s’il se parlait tout bas, tout lent, en étirant chaque syllabe. Ce qu’il se dit est inaudible, derrière ses paupières, ses yeux s’agitent, Blaise se dit qu’il doit rêver. Cauchemar peut-être, Blaise ne sait pas exactement ce qu’il a, lui non plus apparemment, pas encore, une chute, le dos, accident du travail, lui aussi, arrivé tard ce soir, juste bonjour, bonne nuit. Il le regarde dormir et il pense à tous ceux qu’il a regardé dormir, tous les changements de quart sur tellement de bateaux. Pour lui, le moment d’aller réveiller celui qui allait le remplacer dans le froid, le noir, l’humide, dans l’usure du travail c’était toujours un moment difficile. Les voir tranquilles, réchauffés, jusqu’au rose enfantin en taches sur les joues, les mains sorties des poches, détendues, les doigts raides, coupés, abimés, blessés, peut-être, mais pas crispés, fermés, agrippés quelque part, sur un filet, un couteau, des écailles, du métal, pas des mains à la peau blanche, fripée, plissée, au bord du translucide, empreintes saillantes sur le dedans des doigts, des mains enfin séchées, posées sur les couvertures, immobiles, calmes et sereines. Alors parfois, il faisait une heure de plus, disait qu’il s’excusait en leur touchant épaule, qu’il n’avait pas vu l’heure, en leur disant doucement, presque en s’excusant, la formule rituelle, celle qui éloigne aussi toutes les émotions, la culpabilité, de sortir du sommeil celui qui en a besoin à peu près autant que toi. Passer dans le formel le plus impersonnel par le rituel des mots : à toi le soin

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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