Le bassin reste sombre et un peu inquiétant, il reflète ce qu’il veut en fonction des humeurs des nuages et du ciel. Les abords sont pimpants, entourés de pontons au bois encore tout propre. L’eau semble presque solide, pâte visqueuse et vorace qui mène au fantastique, porte vers un autre monde. Du côté de la ville, la rue fait la limite. Une rue presque une route par sa double largeur, les voitures allant d’un côté, venant d’un autre côté, un couloir pour les bus voisinant les vélos et des arbres au milieu. Des arbres encore tout jeunes, soutenus par leurs tuteurs et les pieds tout proprets chaussés de copeaux grossiers. Les quais sont comme carrelés, empierrés de grandes dalles aux coins bien rectilignes, tout est bien aligné. À droite le bâtiment de la communauté urbaine, tout en vitres et reflets et en face, de l’autre côté de l’eau, un bâtiment tout neuf, restaurants, cinéma, magasins en tous genres, disons divertissement, encore quelques barrières et restes de chantier. Devant ce grand complexe, des gradins en pierre grise pour qu’on puisse s’asseoir et regarder l’eau noire. Sur un ponton au fond, une avancée de quai, l’école de voile pour les enfants, optimists en plastique, bâtiment et vestiaires style anciens containers. Le vent, au milieu de la ville doit tourner comme un fou entre les bâtiments, naviguer par ici ne doit pas être simple, mais au moins, pour les moniteurs, aucun risque de voir un des petits bateaux filer dans le lointain. Les bateaux plus gros, les historiques, la duchesse Anne, le bateau-feu de Sandettie, le vieux remorqueur sont dans le bassin d’à côté, sagement rangés sous les fenêtres du musée maritime.
Dans mes souvenirs, c’est le bassin de la duchesse Anne. Une vieille dame très digne comme diraient les Anglais qui parlent de bateaux au féminin et avec grand respect, réflexe d’insulaire, sans doute. Toujours peinte en blanc, mais d’un blanc vieux et sale, cuivres oxydés, bois peints en marron pour cacher la misère des vernis. Plus aucune voile, plus aucune toile, juste les grands mats et quelques vergues nues. Elle était transformée en salle de réception. Frigos dans la cambuse pour garder au plus frais les bouteilles de champagne et autres futs de bière, tables pliantes et nappes en papier blanc. Sacs poubelle entassés sur le quai le lundi matin, gros câbles pour les lumières. Le grand bateau est devenu une salle, vide cinq jours voire six jours sur les sept qui font une semaine. Le quai est en grosses pierres, arrondies par les amarres, le temps et les coups, les pas des marins, les sacs, les caisses, les ballots, tonneaux et tonnelets. Pratique pour les officialités de la communauté urbaine, grand bâtiment moderne éclos juste à côté, tout de glaces vêtu, des vitres qui reflètent les rayons du soleil, ne les laissent pas entrer. Bâtiment étonnant, tout moderne et pimpant juste à côté du quai tout couvert de poussière et du pauvre vieux bateau, triste et solitaire. Après les grosses pierres du quai, le reste est de cailloux, de sable, de graviers. Nuages blancs de poussière dès qu’il y a du vent. Et ensuite c’est la route, goudron et double sens. En face, le parc de la marine, arbres rabougris, terre nue et râpée aux endroits de passage et herbes coupées de temps en temps, où elle a pu pousser. Plus loin sur le quai, des bâtiments tagués, et des piles de bobines vides, de ces bobines énormes, des planches clouées en rond aussi hautes que moi, empilées deux par deux. En continuant, on arrive à la gare, d’abord les bus et puis les trains, parce qu’on ne part plus du quai de la duchesse Anne quand on veut quitter la ville, on prend plutôt le train, les bateaux sont cachés.