#anthologie #32 | 11 mai 1981

La nuit a été courte, comme beaucoup d’autres je suis descendue dans la rue fêter la victoire de Mitterand, mais je me lève de bonne heure pour arriver tôt à l’atelier. 
C’est mon premier poste de technicienne, je travaille depuis trois mois dans une petite entreprise qui fait du câblage d’armoires électriques. 
On peut pointer entre 7h et 8h. A 7h15, je suis là, terriblement excitée et curieuse de savoir ce qui va se passer. 
Au bureau d’études, Joseph, le dessinateur, un homme tout rond d’une quarantaine d’année. Il gare toujours sa Mercedes noire à côté des places réservées à la Direction. Depuis qu’il a fait semblant de ne pas me connaître le jour où je l’ai croisé avec sa femme à l’hypermarché Mammouth, je garde mes distances mais là, il me saute au cou, bravo les jeunes, c’est grâce à vous qu’on l’a eu, le Giscard !
Je pousse la porte de l’atelier, les cinq femmes groupées autour de l’établi de Monique sursautent et me regardent d’un air apeuré, comme si j’allais leur bondir dessus. Dans sa blouse bleue ceinturée sur son ventre plat, Monique pleure, gémit, si c’est pas malheureux, qu’est-ce qu’on va devenir ? Le patron va être dans tous ses états, il va pas pouvoir nous garder, il nous a bien prévenues, si la gauche passe, c’est foutu pour moi et pour vous aussi ! Je soupire. A midi, ces femmes mangent chaque jour au réfectoire, une salle aménagée avec évier, frigidaire et réchaud. C’est là que le patron et la patronne diffusent la bonne parole. Ils s’installent côte à côte sur une longue table et déjeunent avec tous les employés qui le souhaitent. Drôle d’atmosphère que j’ai très vite fuie.
Mado arrive, grande, large, toute vêtue de rose. Elle chante l’Internationale à tue-tête et éclate de rire quand elle voit les mines défaites de ses collègues, on a gagné, bientôt les 35 heures et la fin du chômage. Puis entame un pas de danse. Monique bougonne, danse et fais la maligne, ils vont nous prendre le peu qu’on a ! Toute seule avec tes deux gosses tu feras comment ? 
Robert, le magasinier, arrive comme chaque matin en sifflotant, la clope au bec, ça m’a pas empêche de dormir, les coups de klaxon et les pétards, si, un peu mais pour une fois que les gens étaient heureux. Ma petite Mado, faut pas y croire à toutes ces promesses mais ça sera peut-être un peu moins pire.
Monsieur Pognard, l’ingénieur, entre dans l’atelier. Eh les nanas va falloir vous entrainer à faire le tapin pour gagner votre croûte mais en attendant ce temps béni, mettez-vous immédiatement au travail. Vous vous croyez où ? A Moscou ?
Bientôt 8 heures. Je jubile. Le patron ne devrait pas tarder. La patronne, elle, n’arrive jamais avant 10h. 
On ne l’a pas vu. Il s’est enfermé dans son bureau avec l’ingénieur. Il était livide et marchait d’un pas lourd m’a soufflé Joseph, le dessinateur. 

A propos de Aline Chagnon

Ce qui me passionne dans l'écriture, c'est l'expérience, le chemin.

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