#anthologie #34 | voix et cassette

Appuyer sur le bouton du Dictaphone, elle est là, sans annonce, sans préavis, là dans la pièce, elle qui n’est plus. Là, présente. Ici, avec moi. Elle ignorait la présence du micro, nous deux en face d’elle, autour de la table devenue trop grande. La voix forte, loin du micro pourtant, sûr qu’on l’entend de l’appartement voisin. Dans les escales je te le balance. Jamais je ne l’ai entendu dire les escaliers. La langue truffée de mots venus de nulle part. Vérifier toutefois si dans une langue, un patois, ils existent ces escales, ces escales dans lesquels à jamais il dégringole celui dont elle ne veut pas entendre parler. Pas comme une indigente elle est partie. Première fois que je lui entends prononcer ce mot. Elle aime les mots, les beaux mots, médisance, indigence. Mots savants pour elle, mots bourgeois. Ma mère, elle. Cette répétition, ce redoublement du sujet. J’écoute le rythme de la phrase. Coupez. On sort de table. Elle veut toujours nous faire manger. Coupez. Il a beau décliner poliment, elle y revient. Un petit beurre. Coupez. Ma voix insupportable. Pas possible que je parle comme ça, cette voix aiguë, haut perchée, ridicule. Coupez. La sienne pas aiguë, pas grave, charnue, comme on dirait d’un vin. Coupez. Il y avait un vieux, elle dit, elle dit ça comme ça, comme si c’était naturel, une évidence. Un vieux? Sans ce micro caché aurais-je insisté? Aurait-elle raconté? Aurait-il surgi du passé ce vieux, cet absent, cet escamoté de l’histoire? Coupez. Un scoop, il dit naïvement, quand je fais comme si de rien n’était. Ne pas l’effrayer, la laisser raconter. Pas du tout effrayée. Parce que n’a plus peur, elle parle. Cosinus. Ce nom que ces lèvres n’ont pas prononcé depuis soixante ans. Le prononçait-elle en silence, y pensait-elle parfois ou est-ce une seule occurence et nous présents, et le micro justement là, micro opportun, et nous qui prenons du temps, écoutons. Coupez. Rembobiner la cassette, ne pas abuser de touche review de peur d’abîmer la bande. Imaginer sa voix qui ralentit, se déforme. Où est-elle sa voix sur cette bande vaguement marron? Nulle trace, nulle marque. Cosinus. Coupez.  Quand on n’a plus rien à offrir à manger, on offre des histoires. J’écoute bouche bée. Une histoire à la becquée. Il fallait bien qu’elle mange ma mère. Coupez. Toutes ces paroles qui disparaissent pour n’avoir pas été dites, et celles dites mais oubliées parce que pas notées, pas enregistrées. Coupez. Un verre de citronnade? Elle a abandonné la menthe, dix ans de menthe, menthe jusque’à l’écoeurement. C’est un scoop, je répète de cette voix insupportable. Coupez. Dans le portefeuille, sur un bout de papier, des noms, dates, numéros de sépulture. Coupez. Sa voix à lui n’a pas changé. La même à vingt ans d’existence, la même que réelle. Il n’y a que la nôtre que l’on ne peut entendre. Coupez. Un bel entarro elle a eu. Coupez. Et j’écoute en boucle la cassette, et je ressasse les mêmes phrases, les mêmes mots. Et je l’entends mélanger librement, légèrement, sans s’encombrer de règles, de conventions ou de convenances, français, espagnol, occitan, catalan, et quoi d’autre encore. Coupez. Ils étaient bon les haricots? Après la menthe, les haricots, verts les haricots, de semaine en semaine, des haricots. Offrir à manger. Coupez. Et el gato? Jamais elle ne dit le chat, jamais elle ne dit le chien, le chat est espagnol, le chien occitan dans sa bouche. Coupez. Suis gênée de ce micro dissimulé, du subterfuge, mais rassurée de savoir que j’aurais son accord si elle savait. Poursuivre les questions, laisser parler. Jojo il savait, bien sûr. Et voilà qu’il est question des cousins d’Olonzac. Des noms de l’enfance, des noms qu’on ne prononce plus, qui ne sont plus d’actualité. Avec évidence, elle les prononce. Les cousins d’Olonzac. Coupez. Appuyez sur le bouton. Le mécanisme ouvre le boîtier, bascule en avant la cassette. La protéger la cassette qui contient sa voix, ce jour-là, nous trois, autour de cette table devenue trop grande. 

(en lien avec #26)

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