#anthologie #35 | L’oubli en voix off

La cité horlogère quadrillée par les rues en angles droits. En prenant de la hauteur, le profil amputé des forêts, vestige de la tempête. Tout autour la vallée du Jura. Le vert, le brun, les manufactures Cartier, Breitling, La Joux-Perret, Jacquet Droz. Hard Cut. Plusieurs taupinières, puis une seule, cadrée, zoom, terre à portée.

Le mangeur d’oubli, en voix off.
Les lieux sont indifférents.
Mais quand ils sont là il faut les voir.
Le bus aurait pu partir d’ici, depuis Maison Blanche pourquoi pas. On achève bien les chevaux, les statues meurent aussi, rien ne s’oppose à un EPHAD du Corbusier. Une maison de retraite, un home. On dit comme ça.
Ils disent comme ça.

Artère centrale de La Chaux-de-Fonds. Quelques drapeaux aux fenêtres, la tour EspaCité dépasse des immeubles. La caméra conduit hors de la ville par des ronds-points anciennement fleuris. Bretelle d’autoroute Solothurn-Bern-Biel/Bienne.

Le mangeur d’oubli, en voix off.
Bouger c’est mieux que de ne pas bouger.
On les voit, collés à la vitre. Aimer que ça bouge.
Dehors les collines aussi les dévisagent.
Béton du tunnel, extérieur, béton du tunnel – jeux de lumière. On pourrait se souvenir de ces jouets anciens où la lumière galopait par les interstices. Zootropes.
On disait comme ça.

Longée lente de Lucerne, épicentre du tourisme d’été. À gauche le lac des quatre cantons, au loin le sommet du Rigi.

Le mangeur d’oubli, en voix off.
Maintenant les cartes postales peuvent remplacer le souvenir.
Par les vitres ils voient du mythe, de la légende, ils chantent des mots dont ils ne comprennent que la musique et la caresse qu’elle fait remonter de très loin jusque sur le dos de la main, sur le duvet des cheveux.
Je suis comme eux, on peut voir que je suis comme eux.
(Bruits de mains.)
Si on ose, on les suit.
On monte avec difficulté la petite route de montagne.
Il fait vraiment très beau, très soleil.
(Drapeaux qui claquent dans le vent.)
Comme moi, on peut observer là-bas, à peine plus haut, deux enfants qui tapent dans leurs mains. C’est un jeu, c’est une chorégraphie, ça serait presque à ma portée.
Des voix précises expliquent l’histoire, on ne sait pas bien laquelle.
La précision des voix fait comprendre qu’elle nous concerne.
Elle paraît aussi loin que le repas d’hier : des pommes de terre, des petits pois, du rôti.
Quelques mots se détachent à l’intérieur de la précision.
Acte fondateur.
Serment.
Cantons primitifs.
C’est comme ça, disent-ils, qu’on a le droit de dire.

(reprise de la #32)

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.

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