#anthologie #38 | le jour de l’invention du temps

Je vis le soleil se lever derrière la crête de la montagne qui se trouve de l’autre côté de la vallée. C’était un lever de soleil tardif comme c’est toujours le cas en montagne. Comme si les couvertures étaient plus épaisses, le soleil a plus de chemin à parcourir avant que ses rayons effleurent la cime des mélèzes, les clairières, le toit de mon refuge, mes yeux encore gonflés de sommeil. Je vis le jour se lever dans l’embrasure de la fenêtre de ce qui me servait de chambre, une pièce poussiéreuse dans laquelle j’avais disposé mon lit de camp, un petit matelas autogonflable et un duvet léger. Ce n’était pas un jour comme les autres. Comme ne le sont pas tous les jours depuis que le temps existe. 

J’aurais pu écouter les informations à la radio, mais je n’avais pas de radio. Pas d’électricité non plus. Pas de réseau téléphonique, pas d’eau courante, pas de courrier. J’avais le soleil qui s’étirait devant mes yeux après sa grasse matinée, j’avais le torrent qui grommelait sans interruption à quelques pas, j’avais un monde à mes pieds. 

Le ciel aurait pu m’alerter, une lueur inhabituelle, un nuage bas, une déflagration. Il aurait pu m’alerter mais il ne l’a pas fait. Certains diront que le ballet des planètes augurait d’un jour pas comme les autres. Comme le sont tous les jours depuis que le temps existe. 

En regardant couler le liquide noir de la cafetière italienne dans une vieille tasse ébréchée, je m’étais posé une question. Pas si curieuse, pas si idiote. Je me demandais depuis quand le temps existait. Je vous vois sourire devant l’écran où est projeté le film qui raconte cette histoire (oui, quelqu’un vous filme). Je vous vois sourire et vous me croyez naïf. Sans doute. A-t-il existé seulement un jour qui n’ait pas eu de jour d’avant ? Un jour sans veille ? Tu as fait quoi hier ? Je sais pas, hier n’existait pas…

Je me disais que si le temps n’était pas une invention de l’homme, son comptage l’était. Il y a eu un jour où un homme ou une femme a dit nous sommes aujourd’hui le 2 août et à partir de maintenant on va compter les jours de cette façon… Et d’expliquer comment fonctionne le calendrier qu’il venait d’inventer. Il y avait un 2 août, mais le 1er août n’existait pas encore. Il n’existera qu’un an (moins un jour) plus tard. Il n’y avait pas de veille au premier 2 août.

À la troisième tasse de café trop chaud, mes yeux étaient définitivement ouverts. Pour un premier jour, je me disais que je ne devrais pas abuser du café. Ce serait dommage. Je suis allé rincer ma vieille tasse dans le torrent et je me suis habillé.

Comment sait-on que le monde change ? De mon point de vue, rien ne bougeait. Depuis mon réveil, ma barbe n’avait pas poussé, mes cheveux paraissaient tout aussi clairsemés, la peau de mes avant-bras était d’un même brun. Puis, j’ai ressenti de légères crampes d’estomac, la faute au café, et j’ai commencé à avoir faim. J’ai aussi eu envie d’aller pisser. Et le soleil avait quitté l’horizon pour tenter une traversée du ciel. Pour son premier jour d’existence, le temps avançait.

Je me disais que le monde était bien fait. Dès le premier jour, il y avait une demi-baguette de pain sur la petite table en bois du refuge et je trouvais un peu de confiture dans un pot au fond de mon sac à dos. Je me suis habillé après avoir goûté la fraîcheur de l’eau du torrent, j’ai mis mes vieilles chaussures montantes, j’ai enfilé mon sac à dos et j’ai rejoint le sentier en contrebas. La première marche du premier jour. 

Qu’y avait-il avant que le temps n’existe ? Quand le temps a-t-il commencé ? Moi, je dis qu’il a commencé le premier jour. Ce n’est pas satisfaisant comme réponse. Le premier jour ne se trouve peut-être pas dans le passé, il est peut-être dans le futur. Ou aujourd’hui. C’est ça, aujourd’hui serait le premier jour d’existence du temps. 

J’ai suivi le sentier qui serpentait dans la montagne et j’ai gravi son sommet. Quelque part dans le monde, quelque chose naissait. Quelque chose mourrait aussi. Quelque chose s’envolait, quelque chose se brisait, quelque chose s’enflammait. Coulait, dansait, tombait, demeurait immobile. J’aurais pu entendre le bruit que faisaient toutes ces choses mais je n’ai rien entendu. Le torrent de mes pensées. 

Je serais descendu de la montagne et j’en aurais gravi une autre. Puis une autre encore. Le soleil aurait terminé sa traversée du ciel et il aurait disparu. J’aurais rejoint mon refuge, je me serais couché et, pour la première fois, je me serais endormi. 

Je ne sais pas encore quand tombera le deuxième jour d’existence du temps.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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