#anthologie #35 | la femme aux mots empêchés (2) : voix-off

QUARTIER DU CARMEL. Il est 13h40. Deux femmes entrent dans l’église. Signes de croix. Vendeuse de fleurs sous un grand parasol. Une femme marche.

Voix off :

C’est la femme qui avale les visages

Soleil rond yeux rond tête ronde

Ciel bleu couteau

Dans l’air l’odeur soufrée du volcan

…les mots roulent dans ma tête roulent de ma tête à ma bouche mais le soleil cuit le soleil me cuit et le corps bout et les mots et mes lèvres et mes bras et mes jambes trébuchent sur le pavé à force de chercher l’ombre et un visage,

QUARTIER DU CARMEL Il est 13h50. Pharmacie. Vendeur de fruits et légumes. Ecole maternelle. Cris d’enfants. Petite place avec une fontaine tarie. Sous le manguier trois chaises en plastiques. Un banc.

Voix off :

C’est la femme à fleur de mots

Elle avance dans le feu

L’air bout l’air grille l’air cuit

Sur sa robe les fleurs poussent

Dans la tête un mot éclot

Et meurt au bord des lèvres

Evaporé

c’est la faute au soleil, c’est lui qui fait trébucher mon corps, qui fait fondre les mots au fond de ma gorge avant d’arriver à mes lèvres justes bonnes à faire le poisson oui mes lèvres comme les poissons de Denis dans le fond de la barque bouches ouvertes yeux écarquillés cuits dans le soleil tout cuit le soleil qui fait pousser les fleurs sur ma robe et ça je peux pas lui en vouloir au soleil, non je peux pas lui en vouloir de faire pousser les fleurs, Denis, il aime les fleurs alors je peux vraiment pas lui en vouloir au soleil, mais là le ciel est trop bleu et la mer et la lumière cuisent mes lèvres, et le soleil cuit et mon corps et mes bras et mes jambes

QUARTIER DU CARMEL. Il est 14h00. Le quartier est désert. Sonnerie du lycée. Rumeur de voix qui grossissent les rues du quartier.

Voix off :

C’est la femme aux mots empêchés

Toute ronde

Toute fleurie

Le corps roule vers la mer

Et dedans

Les mots qu’elles voudraient dire

Les pensées qui se prennent dedans

Les visages avalés

Le ciel bleu couteau

La brûlure du soleil

L’air cuisant

Et l’amour de Denis

alors le corps et les mots roulent pour accrocher l’ombre plus vite et saisir un visage au passage, mais les visages passent, alors je lance mon regard en rond comme le harpon de Denis et j’essaie de faire sortir les mots par les yeux de toutes mes forces que ça me ferait presque pleurer mais rien n’y fait et les visages passent et les pensées que j’ai dans la tête roulent en sons et cris et les mots restent coincés derrière le front et les joues et sortent informes jetés là juste bons à friper les visages, sauf celui de Denis là-bas sur le banc dans l’ombre et les arbres et je lui jette ma bouche vide de mots et mon regard et les fleurs rose de ma robe, et quand je fais ça, ça fait toujours sourire Denis…

FRONT DE MER. Il est 14h30. Grappes de lycées qui attendent le bus. Camions des vendeurs de bokits et d’agoulous. Bruit des groupes électrogènes.  Sous les arbres près du kiosque à musique, un homme est assis sur un banc.

Voix off :

C’est la femme qui jette son corps en avant

Et fait rouler corps cœur mots

Vers la mer

Vers l’ombre des arbres

Et vers Denis

Sous le ciel bleu couteau

La mer palpite la mer crépite

Avancer

Renverser l’horizon

Cul par-dessus tête

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

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