JE VIS une femme avancer en s’appuyant sur son bâton de marche, une brume de chaleur enveloppait ses gestes. Le bitume fumait un peu, la pente s’accentuait, je me demandais si elle allait pouvoir continuer comme ça longtemps. Elle allait jusqu’à la ville, ce qu’elle me raconta quand je la dépassai en voiture. Elle ne voulut pas monter, elle dit que marcher lui faisait du bien, qu’elle allait s’occuper d’un vieil homme. Elle-même n’était plus une jeunesse, mais elle allait quand même d’un bon pas finalement. Elle me mit en garde contre le sac plastique au milieu de la chaussée un peu plus loin. Il contenait de la magie noire, il fallait l’éviter, je me demandais bien comment elle pouvait le savoir, mais j’évitais le sac, jetant un œil à la femme dans le rétroviseur. Il me sembla que planait quelque chose au-dessus d’elle, je n’aurais su dire quoi, un grand oiseau, un voile. La semaine suivante, on la retrouva chez elle, morte depuis plusieurs heures, allongée à même le sol. Elle n’avait pu refermer ses volets.
JE VIS le ciel s’ouvrir dans l’aube naissante, les nuages s’écarter pour laisser place à une énorme plaie, une déchirure immense qui balafrait le flanc de la montagne. JE VIS cette fracture ouverte vomir un sang vermillon dans un vacarme qui brûlait tout sur son passage. JE VIS le sillon de lave glisser sur la pente du volcan, en avaler avidement toute vie, se disperser parfois en énormes cubes roulant et cahotant, se répandre en un lac bouillonnant. JJE VIS la marée incendiaire descendre jusqu’à la route qu’empruntent les habitants. JE VIS une terre gronder, un magma en colère, des fumerolles danser en ricanant. Une terre rattrapée par la fureur du ciel devenu violet. Rien pourtant qui ne puisse me dissuader de m’installer ici. Le vieux avait tenu à ce que je voie, j’avais vu.
JE VIS son visage dans la mort. Les marques de la souffrance malgré les soins apportés à cette peau encore jeune. L’avait-il vue venir ? Le pire était dans cette question. Je ne pouvais détacher mon regard de la tête boursouflée, je ne reconnaissais rien de celui qui m’avait interpelée joyeusement la semaine précédente, m’embrassant au plus près de ce grain de beauté qui ornait le coin gauche de ma bouche. Sa vie était un conte de fées. Il s’en amusait. Je m’en inquiétai brutalement. Je l’entendais encore me raconter quel piètre jardinier il était, lui qui ne savait faire pousser des escholtzias. J’allais en planter des dizaines. Ils se sèmeraient d’année en année, je n’aurai rien à faire que de les admirer dans leurs robes jaunes orangées. Ce serait son sourire dépité dans chaque corolle. Mais ce serait un sourire démultiplié.