#anthologie #37 | Âmes tourmentées

1 JE VIS New York par le hublot de l’avion Nous avions entamé la descente et crevé la couche de nuages. J’ai reconnu Manhattan, ses énormes gratte-ciels qui semblaient grimper à l’assaut de notre appareil, dont l’Empire State Building et le World Trade Center avec ses tours jumelles. Les rues formaient un quadrillage géométrique. Les eaux sombres qui serpentaient le long de Manhattan étaient sans doute celles de l’Hudson. Plus bas s’étalait une étendue verte, Central Park ? Je venais à New York pour la première fois et mes connaissances de la physionomie de la ville étaient toute livresques. J’étais loin, très loin de chez moi. Parti sur un coup de tête. Je n’avais aucun point de chute à New York. Vingt-cinq ans, un cœur en berne, pas de logement, pas de boulot et mon anglais de lycée… Par chance, le chauffeur de taxi, qui m’emporta vers ma nouvelle vie, était chinois et sa sœur louait des chambres, à Chinatown.

2 JE VIS, coincé entre une épicerie et un restaurant traditionnel, le magasin d’aquariums que je cherchais. Une toute petite boutique décorée de néons verts et bleus pour présenter la marchandise, dont rêve tout amateur de poissons exotiques : guppys, tetras, combattants, discus, poissons nettoyeurs, systèmes de filtration et d’éclairage, plantes, granulés de nourrissage, etc. Je me promettais un moment agréable dans un univers que j’aimais, tout en m’inquiétant de ma mauvaise connaissance de la langue pour marchander avec le commerçant : un homme, entre deux âges, de type caucasien. Un walkman crachotait Les copains d’abord ! C’était cocasse, en plein Chinatown. Le visage du commerçant était ravagé. Son menton trembla quand il me dit :  Georges Brassens, is dead . Today. Do you know him? A famous french singer. I’m fan. Pour toute réponse, j’ai mis ma voix sur celle de l’enregistrement. Le vendeur était français, il avait perdu une part de lui-même, une part de sa France. Nous avons gueulé nos chansons préférées du Grand Georges, pleuré ensemble et célébré notre chagrin de compatriotes. Et notre amitié toute neuve en éclusant bière sur bière dans le restaurant voisin 

3 JE VIS sur une table du vide-greniers un vieux classeur cartonné. Il m’intéressait déjà en lui-même, je chine tout se qui se rapporte à l’ancienne papèterie. Il semblait vide, en regardant mieux, j’y trouvais une vieille photo. Devant un moulin à vent, toiture crevée, ailes très amochées se tenaient plusieurs personnages. Les vieux clichés, les cartes postales anciennes ont d’autant plus de valeur qu’ils sont peuplés. Un peu inquiète, je m’enquis du prix.  Il me convenait. Je demandai à la vendeuse, d’où elle tenait cet objet, sans lui signaler ma trouvaille. D’un lot qu’elle avait acquis à Agen. Elle ne pouvait m’en dire davantage. J’achetais le classeur et sa précieuse photo. Devant le monument de pierres se tenait une famille : un homme, deux adolescents et deux femmes. À leur habillement, on pouvait dater le cliché du début du 20ème siècle. Qui étaient-ils, où se trouvait ce vieux moulin ? Mon enquête commença.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

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