Je vis les traces des pas qu’il laissait derrière lui. Il venait de marcher dans une flaque d’eau avant de passer devant une vitrine abritée par un auvent en toile. L’eau dessinait sur le sol sec le contour de ses semelles avec le dessin inversé de leur relief. L’empreinte laissée perdait ensuite ses détails pendant qu’il s’éloignait. Jusqu’à disparaître. Il venait de traverser un épais tapis de feuilles mortes. Les trous qu’il laissait dans la couche pouvaient évoquer des traces de son passage jusqu’à ce qu’un autre piéton disperse l’amas végétal ou qu’un coup de vent les efface. Il venait de couper sur une pelouse pour rejoindre la rue qu’il voulait emprunter et ses chaussures étaient chargées de terre noire et humide qui maculait le sol à son passage. La boue de la ville est sale, l’averse prochaine aura tôt fait de nettoyer le trottoir pour que l’oubli s’installe à nouveau.
J’aurais été un Lenape, bien avant que les colons hollandais ne débarquent. Sur l’île de Manna-Hata, je traquerais la piste d’un chevreuil dont les traces de pas longent le Shatemuc, la rivière qui coule dans les deux sens . L’East River ne serait pas encore, ni les rues, ni les avenues, ni New York. Broadway ne serait encore qu’un sentier entre les cerisiers sur lequel je pisterais mon prochain repas. La forêt est un grand livre entièrement écrit avec toutes sortes de traces. Je chercherais mon chemin dans ce labyrinthe.
Je vis une ombre m’envahir subitement, elle m’obligeait à baisser la tête, pris d’une crainte ancestrale que le ciel ne me tombe dessus. Je gravissais un chemin sur le flanc de la montagne pour rejoindre la petite bergerie où j’aime oublier le temps. Lorsque je levais la tête, un imposant nuage cachait le soleil, mais je ne suis pas certain qu’il soit à l’origine de mon inquiétude. J’entendis les battements d’ailes d’un oiseau lourd derrière un épais buisson d’aubépine. Un vent étrangement frais me surprit.
J’adorerais ces instants où la peur cherche une faille pour s’immiscer dans mon esprit. Lorsqu’on avance dans l’inconnu, il conviendrait de ne pas avoir l’esprit trop lisse afin de se réserver la possibilité d’être surpris. D’être envahi par une crainte de passage, de ressentir l’inquiétude. Je connaitrais une femme qui vivrait sur une île du Cap Vert. Elle vivrait dans la pénombre jour et nuit, elle chanterait aussi sans discontinuer. Même quand elle dormirait, ses souffles sembleraient teintés de paroles murmurées et cadencées. Sa crainte ne serait pas le bruit, elle serait le silence. Sa peur ne serait pas l’ombre, elle serait la lumière. Elle n’aimerait pas les vides dans lesquels résonnent les échos du temps. Elle fuirait la crainte, elle aurait peur de la peur.
Je vis dans la rue une jeune femme que je connaissais. Je l’avais déjà vue, mais j’étais incapable de me rappeler où c’était et dans quelles circonstances. Le même genre de sensation m’avait déjà envahi dans des lieux tels qu’un croisement de rues ou devant un monument dans une ville que j’arpentais pour la première fois. Cette sensation n’était pas seulement physique, elle était surtout temporelle. Je me dis que j’avais déjà vécu ce moment. Je me souvenais avoir déjà rencontré cette jeune femme et je me souvenais m’être dit que je l’avais déjà vue.
C’est l’histoire d’un homme qui observerait des traces de pas pour pister un chevreuil et qui découvrirait les siennes. Il découvrirait les traces de ses pas alors qu’il n’y a aucune raison que ce soit les siennes, étant donné qu’il n’est jamais passé par là. Ce seraient des traces anciennes, elles pourraient être fossilisées, mais ce serait bien les siennes. Il y aurait le contour de ses semelles avec le dessin inversé de leur relief gravé dans le calcaire sur le flanc d’une montagne. L’homme serait un indien qui vivrait dans la plaine. Il sourirait parce qu’il aurait compris. Cet indien, ce serait moi. Je sourirais et j’aurais raconté cette histoire. J’aurais raconté comment j’aurais pu découvrir mes propres traces de pas fossilisés dans le calcaire sur le flanc d’une montagne.
Merci pour ces images qui m’emmènent en voyage Jean Luc.
On vous suis bien Jean-Luc, à la trace, merci