#anthologie #37 | Caravanes

#Anthologie#37 : CARAVANES

JE VIS, lors d’une soirée arrosée de vins et embrumée de fumées, au milieu d’individus rougeots et édentés accompagnés, comment est-ce possible, de femmes plus jeunes et encore fraîches, à croire qu’un côté sale et balafré leur avait paru un jour séduisant, un enfant de cinq ou six ans tombant de sommeil et s’allongeant sur un lit servant de canapé. C’était l’hiver, un hiver de mistral quand on circule penché dans les ruelles de villages. Le père, un vieil édenté artiste peintre, hollandais, vêtu de couches de peaux et de gris-gris comme ceux collés sur ses toiles, a hurlé sur le gosse en lui intimant l’ordre de se coucher par terre lui désignant un tapis usé. Quelques-uns ont protesté que non, ce n’était pas un problème que l’enfant s’endorme sur un lit, mais le père a postillonné plus fort, la mère s’est tue, finalement les autres aussi. Le Hollandais était le plus vieux le plus riche et le plus célèbre de cette bande de fracassés. Je suis sortie précipitamment, me suis assise dans la rue contre le mur et j’ai vomi.
Occupée de ma propre survie, je n’ai jamais pensé que quelqu’un devait s’occuper de celle de cet enfant jusqu’au jour où j’appris, trop tard, qu’il avait été élevé seul dans une caravane où sa mère venait lui apporter les biberons puis à manger, traversant le champ depuis sa maison où il n’avait jamais pénétré, car le père n’en voulait pas.

JE VIS un individu frapper à ma porte un matin de bonne heure. Il se nommait Ange, vivait dans un réduit derrière le bar et venait de Bretagne. Petit, scrofuleux, la clope au bec et toussant gras, le cheveu plaqué , l’œil noir, tenant un lapin par les oreilles qu’il avait attrapé au collet à l’aube, ainsi qu’un panier de pinins plein de feuilles et d’aiguilles. Je lui que non, je ne voulais pas dépecer un lapin, encore moins le manger et qu’il ne vienne plus frapper à cette porte. Plus tard l’homme appelé mari se mit à hurler pour cette succulente nourriture refusée, je voulus m’échapper mais il me prit dans la bagarre les clés de la voiture. Je l’avais pourtant mordu bien fort. Il m’enferma dans la chambre et tandis que je partais par la fenêtre, il débrancha les bougies d’allumage afin d’empêcher toute fuite et me tenir prisonnière. J’étais inquiète pour ma peau mais je me suis sauvée à l’aide d’un Sauveur, il y en a, en l’occurrence une femme vivant dans un cabanon. Je suis bien vivante et je connais l’ordre de branchement des bougies : 1 3 4 2. Même avec le grand âge s’il daigne un jour venir 1 3 4 2 : ça ne s’oubliera pas !

JE VIS dans cette forêt de petits chênes verts et de petits chênes blancs, de lichen, de cailloux et de bories en ruine, la caravane où j’étais invitée à boire le thé. Faire connaissance d’une femme rousse au regard vert, une saltimbanque chantant Piaf sur les marchés en tournant la manivelle de son orgue de Barbarie, m’avait paru une entrée possible dans le milieu où j’étais si brusquement et si tristement tombée. Elle vivait seule au milieu du bois de Vachères et il faisait bien froid cet hiver là. Elle m’attendait à sa petite table dépliée, il y avait deux tabourets, deux tasses, et un aquarium de grande taille posé sous le hublot. Je me suis assise. Dans l’aquarium s’agitaient deux pythons marrons à taches jaunes, l’un très nerveux cognait obstinément son museau contre la vitre. L’autre sortait sa langue fourchue en ondulant dans l’aquarium. Le museau du premier saignait, il continuait à se fracasser en nous regardant, alors que la femme versait le thé. Elle m’expliqua qu’elle les avait achetés dans un élevage de cave d’immeuble en région parisienne, je voyais déjà la cave du deuxième sous-sol de l’appartement de ma mère à Nanterre, et que l’un supportait mal la captivité. Le placard de l’angle de la caravane normalement destiné à une petite douche ou coin toilettes, (je n’avais pas de connaissance en matière de caravane), était voué à l’élevage de souris blanches qu’elle devait leur donner vivantes sinon ils n’en voulaient pas. Combien de souris par jour ? Je ne m’en souviens pas, j’en étais à « une femelle fait à peu près 150 souriceaux par an », quand mon cerveau a opéré son brouillage et mon estomac son ramage.

Un soir d’avril et de pénombre, je marchai pour sortir de ce lotissement-labyrinthe, route mal goudronnée, usée, trouée, tas de pierres au pied des murs en pierre sèche se délitant à chaque orage, barrières et haies des maisons récentes, clôtures de jardins en plastique, en fer, en bois, tenant dans la main droite une bouteille et de l’autre un sac de salé, tournant à droite en face d’une impasse, rue Louis Blériot, seulement des noms d’aviateurs ici tandis que d’autres ont des noms de fleurs, quand soudain un grognement funeste se fit entendre dans la nuit. Plusieurs grognements graves et funestes dans le noir. Je ralentis, posai chaque pied sur le sol en annulant tout bruit de pas, automatiquement en réaction de proie, (mais pourquoi moi toujours proie et pas prédateur à la fin?) retins ma respiration. Je m’enfilai doucement pour voir dans la rue Georges Guynemer, car il faut voir avant de fuir, avec la bouteille à la main, voir ce rôdeur ou bien quoi ? JE VIS alors cinq ÉNORMES silhouettes de sangliers, une plus grosse que les autres, en train de fouiller de leur groin dans le bas-côté, en reniflant soufflant (s’exprimant ?) Je fis alors un volte-face rapide, efficace, et me mis à courir dès que tourné le coin de la rue. Ai pris alors ma voiture pour faire les deux cents mètres me séparant de l’apéro, mon éco-anxiété dans le rouge bataillant avec ma peur, mais quoi faire ? Les sangliers étaient partis, ils avaient dû fuir ma personne, canalisés par les barrières de chaque côté, jusqu’à la route départementale.
À la fin de l’hiver, la laie avait mis au monde cinq marcassins dans un champ vierge du lotissement, champ appartenant à un chasseur, lequel habitait l’hiver ailleurs, et ceux qui le savaient se sont tus. Ici, selon les sujets, il y a les chasseurs, les taiseux et les autres.

Il y avait un grand champ que nous avions fait labourer puis aplani au moyen d’un tronc traîné derrière notre voiture. Nous y avions planté notre rêve de prairie. Mais seuls des chardons avaient poussé, un grand champ de chardons, très hauts, violets, roses et bleus. Au cours de l’automne, reprenant le dimanche notre construction de rêve de cabanon, en attendant il y avait une petite caravane, nous avons décidé de nettoyer les chardons, afin de laisser la nature refaire ce qu’elle voulait. On espérait comme avant. On espérait un peu d’herbe pour faire paître un cheval. Nous avons mis le feu aux chardons secs, par petits morceaux de champ, et tranquillement suivi les carrés nettoyés avec nos pelles au cas où. C’était bien, c’était propre, notre rêve de prairie reprenait au point zéro, avec en plus un cheval.
Puis le coteau m’ a soudain semblé très beau, imaginant sous les acacias au printemps, au lieu de ces longues herbes sèches, un petit tapis d’herbe verte et courte. J’ai mis le feu au coteau. Il longeait un chemin surélevé : l’ancienne voie ferrée. Notre cabanon avait un puits, où s’arrêtaient les petites locomotives à vapeur pour se ravitailler en eau, du moins dans notre rêve de locomotive. JE VIS le feu prendre très vite, les herbes hautes s’enflammaient en gerbes rouges de cinquante centimètres de haut, sous les acacias, je frappai avec ma lourde pelle, j’étais seule, j’appelai, un enfant est venu, je l’ai envoyé chercher du secours, mais nous étions en pleine campagne, son père est venu, nous avons tapé tapé, les arbres ne prenaient pas, c’était l’espoir, que ça s’arrête aux herbes, que les arbres ne prennent pas. Nous étions noirs, nous étions brûlés, l’enfant regardait, un homme est arrivé, il nous aidé, tout à coup nous n’étions plus seuls, la détresse était partagée, notre courage a augmenté, nous avons tapé, tapé, nous avons gagné.
Au printemps, il y eut une délicieuse herbe tendre sous les acacias, nous la regardions avec joie, sachant que plus jamais.

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis dix huit ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

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