Tout était arrêté. Autour de nous, la ville était figée. Temps suspendu, image fixe de la projection interrompue d’un film dans une salle de cinéma à la suite d’un incident technique. Bobine cassée, panne de projecteur, rebondissement d’un scénario de science-fiction. Tout ça à la fois. Le temps était arrêté sauf lui qui marchait. Sauf moi qui le suivais. Sauf l’œil de la caméra qui filmait.
L’homme au chapeau mou descendait Broadway dans une photographie. Il marchait dans l’image arrêtée des passants statufiés, des voitures immobiles et des éléments figés. Je le suivais à grandes enjambées pour tenter de le rattraper. L’œil nous avait tous les deux dans le même champ. J’avais l’impression que le décor statique qui nous entourait était en noir et blanc et que nous seuls, lui et moi, apparaissions en couleur. La caméra ne pouvait pas se filmer en couleurs, mais elle devait l’être elle-aussi.
J’étais à une trentaine de mètres de lui, j’allais le rattraper. Cela a commencé par un panache de vapeur qui s’échappait d’une bouche d’égout. Il ressemblait à un petit arbre blanc composé de la matière des nuages, son feuillage semblait de la laine et il stagnait dans un jour sans vent. J’ai alors vu un souffle. Une feuille a bougé. Le bout d’une branche a vibré. L’extrémité d’une écharpe à carreaux d’une petite fille qui tenait une jeune femme par la main a esquissé un dépli. Le lourd soulier en cuir d’un homme pressé qu’il s’apprêtait à poser devant lui s’est rapproché du ciment du trottoir. La langue tendue d’un enfant a parcouru deux centimètres sur la surface luisante de la crème glacée qu’il portait à sa bouche. Les voitures se sont mises à avancer de concert sur la chaussée d’un Broadway qui revenait à la vie. Très lentement, le sang de la ville se mettait à circuler à nouveau dans l’artère de Manhattan.
Bruit sourd d’une bande sonore qui se remet en route, j’entendais le grognement de la capitale réenvahir mes tympans. Je sentais aussi l’odeur âcre du caoutchouc brûlé et des gaz d’échappement rejoindre l’intérieur de mon être. L’extrémité de l’écharpe à carreaux de la petite fille a claqué dans le vent. Je m’étais arrêté. Lui aussi, il s’était arrêté. Nous ne bougions plus et nous assistions à la remise en route du monde. J’ai vu un taxi gris jaunir devant mes yeux. J’ai vu rosir les joues ballonnées d’un cycliste alors qu’il tenait un sifflet à roulette entre ses lèvres. J’ai vu le ciel blanc retrouver du bleu.
L’homme pressé a posé l’un de ses souliers en cuir devant lui et a commencé à décoller l’autre afin de poursuivre son avancée. Nous redevenions des éléments communs d’un décor ordinaire. Sur l’écran de la salle de cinéma, le film reprenait sa course. La caméra filmait. L’enfant à la glace attaquait un nouveau coup de langue. Les notes d’un calypso endiablé et trop fort s’échappait d’une Cadillac aux fenêtres baissées. Je me suis remis à marcher pour le rejoindre.
Il était toujours immobile et ses yeux fixaient la rue autour de lui. J’ai cru un instant qu’il s’était figé à son tour, qu’il était devenu l’image arrêtée d’un film qui était projeté sur un écran. Les voitures retrouvaient leur élan. Je me suis approché de lui et je lui ai posé la main sur l’épaule. La statue a tourné la tête pour me dévisager. Il ne savait pas qui j’étais, il ne m’avait jamais vu. Autour de nous, la vie continuait à quitter son ralenti, le temps reprenait sa forme. Il me regardait fixement dans les yeux. Je sentais l’air effleurer mon visage, il devait le sentir lui aussi.
Il s’est remis à marcher en m’entraînant du regard dans son sillage. J’ai repris ma marche à son côté. Personne ne faisait attention à nous. Sauf la caméra qui nous filmait toujours.
L’homme pressé avait disparu. Je ne voyais plus la petite fille à l’écharpe ni l’enfant à la glace. Les voitures avançaient toujours au même rythme, les piétons aussi.
Nous, nous revenions en arrière. Nous avions profité de cet arrêt du temps pour faire demi-tour. Et l’œil de la caméra nous suivait.
Passionnant ! Bravo !
C est tres fort ces plans qui se superposent pour effacer les fontières entre le réel et l imaginaire, la narration et le film . C est troublant et passionnant . Merci .
Puissant! cette superposition de plans quasi oniriques, ça décoiffe ! Merci JLuc !