# anthologie # 35 | en empruntant la 11

Au matin prendre la route, quitter les paysages connus, en longer (je viens d’écrire loger et c’est ça aussi) d’autres, reconnaissables ou pas, le moteur ne te trahira pas : c’est un acte rituel et les organes principaux ont été vérifiés. Le reste ressemble au destin

Rue de l’Egalité, premier rond-point et cité largués. Déjà du monde sur l’avenue qui longe l’hippodrome devant lequel des équipiers remballent le matériel coûteux du passage de la flamme. Première bretelle d’accès, direction la 15 et frémissement de la chaleur annoncée. Gros centres commerciaux mis de côté, voitures espacées, presque légères. Au loin, les contours de la ville nouvelle à nouveau en chantier

Un peu avant, en contournant les béances des travaux, les professionnels de la protection de l’enfance s’étaient retrouvés dans la grande salle des points communs pour échanger sur sexualité des adolescents confiés, et dangers afférents. En repartant, il avait fallu faire avec le jaune des panneaux de déviation et le brassage des situations évoquées.

Cergy dépassée, remplacée par les vastes champs pas encore moissonnés du Vexin français. L’éloignement se précise, mais dans l’autre sens, accumulation soudaine : sur-place des véhicules, toutes tailles confondues, derrière les clignotements de nombreux gyrophares. Accident géant, ou chaussée soudain impraticable. En roulant, tu absorbes sur des dizaines de kilomètres, de l’autre côté, le bouchon suffocant.

Dans chaque voiture, chaque camion, tous coupés net dans leur élan : des vies en route, condamnées à stagner, envahies par l’impuissance. Les derniers arrivants ne savent pas ce qui les attend. Durée indéterminée. Pour certains, déjà résignés, il suffira de prendre son mal en patience et pour d’autres, c’est rendez-vous manqué, bascule impactant le déplacement, colère, larmes, réaction en chaîne des conséquences qui à elles-seules pourraient faire l’objet d’un film sur la condition humaine. Un film qui durerait des heures

Traversée des Mureaux, les ponts séparant belles rives et noyau dur de la ville. Ponctuation des arbres avec éventails de fraîcheur verte. Raccord autoroute, barrières des péages comme autant de micro-douanes sans visages. A l’extérieur, noms des villes correspondant aux sorties : des points-virgules. A l’intérieur, la radio envoie ses mots, ses vagues de commentaires, ses musiques

Défilement. Surgissements, vallonnements verts, éoliennes, fermes comme autant d’îlots protégés par les arbres, villes au lointain. Superposition des voyages, association d’images : passagers d’avant, ceux avec qui parler ou ne rien dire. Ceux que remplacent les musiques changeantes ou électriques battant le rappel. Conduire : veiller à ce que le rêve n’inonde pas l’habitacle, l’esprit. D’abord le corps-à-corps avec la route. Vivre le sans relâche sereinement. Haltes : remettre les pieds sur terre, ôter le plomb des paupières, repartir.

Kilomètres mangés, encore une rocade :   Caen contournée à l’heure des commémorations. Bifurquer vers ce qui t’attend mais encore de la route. Soudain, l’éclat turquoise de la Rance, la côte nord, le triangle d’une voile blanche. Et la route, les mots de bienvenue sur un nouveau panneau.

 Se rapprocher. Vivre l’instant qui pourrait être le dernier sans l’apparition du mont dans la baie. Saisi dans le halo d’une brume— passerelle vers le souvenir de la fois, glaciale et belle, où nous avions emprunté les grandes marches glissantes jusqu’ en haut, chemin de ronde sans personne. De là, projetés dans les lumières blanches des grèves toujours humides, nous, seuls au monde. Sans toi aujourd’hui. Au contact de la lointaine pyramide, se relit l’importance d’une page

Encore un peu. Dol, Saint-Brieuc, Morlaix en surplomb, la vieille ville au pied du viaduc, fidèle au rendez-vous. L’air de la mer entre par tous les pores, contrant la surchauffe. Rouler sur la quatre-voies, gratuité voulue par la duchesse, et vue plongeante : ferry blanc, à l’attache tout au fond, sur le départ, port de Roscoff avec, dans le champ de vision, le grand clocher ajouré de Saint-Pol, phare de terre pour ceux qui ont pris la route. Ultimes kilomètres au ralenti. Pointillés. Dernière étape, moteur coupé : eau salée bue à même la paume avant de déposer des fleurs fraiches sur une certaine tombe dans le cimetière du village.

Dernier coup de collier. La nuit suivante, la route fantôme brûlant revient dans le rêve hanter l’arrivée 

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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