#anthologie #prologue | Les Abruzzes

Je ne suis pas née en Italie. 

Mes ancêtres ont grandi dans les Abruzzes. Mon frère aîné porte le prénom de mon grand-père paternel. Le second, de mon grand-père maternel. Moi, de ma grand-mère paternelle. Ma soeur, presque celui de ma grand-mère maternelle, francisé et raccourci pour être plus moderne. La dernière, c’est le nom de la protectrice des femmes. Maman a dit à mon père : tu lui donneras ce nom. C’est donc elle qui a choisi. C’est quand même le même jour, la sainte Anne et la saint Joachim, le 26 juillet, en italien Gioachino. Pourtant, ce grand-père, personne ne l’appelait Giachino, tout le monde l’appelait Giovanni. C’est ainsi que ce nom fut choisi. Le grand-père maternel s’appelait en réalité Tommaso. On avait déjà donné son nom à un cousin, le fils du frère aîné de ma mère. Ce grand-père, tout le monde l’appelait Massito. Le nom choisi fut donc Massimo. Pour Michèle, la grand-mère s’appelait Michelina, or, la cousine fille aînée de l’oncle Andrea, on l’avait appelée Lina. Le nom choisi fut donc Michela. 

Pour les garçons, le prénom de l’état civil a été conservé en italien. Pour les filles, il a été francisé d’office à l’inscription sur le registre des naissances à la Mairie. Les trois premiers à Hayange, les deux dernières filles à Florange, elles sont nées à la maison. 

Mon père s’appelle Antonio. C’était le prénom d’un frère de sa mère mort à la Grande Guerre. Il apportait à boire aux soldats. Il a été tué pour lui voler sa barrique d’eau. 

L’oncle Gelsino n’avait pas fait la guerre, il était déjà parti en Amérique. Et ça, je ne le savais pas. Je l’ai appris ce matin. Ce qui est étrange, c’est que j’ai souvent rêvé d’Ellis Island, sachant vaguement que plusieurs oncles y avaient échoué, vaguement pour la raison qu’on n’en parlait pas. Alors est-ce que j’en ai rêvé pour avoir entendu des bribes de conversations, est-ce pour Perec ou pour le commencement du Parrain, je ne sais pas. Ferry de Staten Island, skyline, sens-tu le souffle de la Liberté ? aux couronnes d’épines je ne sens rien, le froid s’engouffre, là l’eau est glacée, rien ne me retient ici, rien ne me retient. Wall Street, un Mémorial de soufre, des images en boucles devant la télé un jour de septembre, un jour assez frais où tout était ordinaire, la journée de travail, la pause déjeuner, la salle de classe, la lumière grisâtre au-dessus des arbres de l’allée. Les vitres s’égaraient loin derrière Savigny sur Orge, et toujours devant le ferry de Staten Island, et combien de milliers débarqués ici, sales, crasseux Ellis Island, l’embouchure de l’Hudson, la couronne d’épines 1892 les services d’immigration le 1er janvier, et tout ça disparu, un musée. Entre Jersey City, New Jersey et la ville de New York dans l’État de New York. Edward Lippincott Tilton et William A. Boring reçoivent leur médaille à l’exposition universelle de Paris pour avoir construit le bâtiment des crasseux en guenilles, sales, ahuris et douze millions d’immigrants. Douze millions qui s’égarent dans les rues The Island of Tears. 

Je viens de Heartbreak Island.

Naître et grandir dans les montagnes. Travailler la terre. Faire la guerre. Partir à pied. Prendre un autobus. Prendre un train. Prendre un bateau. Se marier. Travailler. Apprendre un nouveau langage. Emporter des chansons. Emporter une ou deux photos. Emporter une paire de chaussures dans sa valise. 

Pourquoi l’avais-je oublié ? Pourquoi taire l’histoire des hommes ? Pourquoi reconstruire les enfances ? Pourquoi reconstituer mot par mot la généalogie des départs ? 

Le grand-père Giovanni était né en 1902. Il était trop jeune pour faire la guerre.

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