#anthologie #35 | La forêt du lieu-dit du père

Voix off :

Que va-t-il advenir de toute cette pluie, dit-elle, alors que depuis une heure, peut-être plus, l’averse n’en finissait pas de l’alanguir. 

Le fleuve avait disparu. La berge et avec elle la jetée. Le petit banc de pierre devant le restaurant Les Glycines. Tout était inondé. 

Voix off : 

Enfin on le supposait parce que l’eau était entrée dans la cour par le portail vert, comme le vert de la forêt du lieu-dit du père. Il avait disparu lui aussi. Tout allait pourrir à présent. 

Un peu plus loin, le menu du restaurant flottait en première ligne, tout près de la maison.

Voix off :

Elle voulut l’atteindre. L’eau trop profonde par endroits l’en dissuada. Des fosses s’étaient formées quelques mètres plus bas. Des brochets rôdaient là comme des oiseaux postés sur les restes d’un mur. Sur les hauteurs du village, les cimes des arbres qui n’avaient pas disparu resplendissaient. Elles évoquaient des doigts qui se lèvent pour appeler au secours d’autres doigts d’un blanc cireux, gelés ceux-là, syndrome de doigts morts comme sa voix qui ne sortait pas mais qu’on entendait au loin. Parfois il faut savoir s’en remettre aux arbres. Remonter vers la maison pour chercher autre chose du regard que des torrents de boue. 

De l’eau partout à perte de vue qui pousse fort le long des cuisses et déséquilibre. 

Voix off : 

Dès qu’elle sut son arrivée, dès qu’elle vit la voiture rouler sur le chemin qui mène au château en surplomb du village, elle franchit le seuil de la maison. Elle s’était remplie d’eau en quelques minutes, les meubles coupés en deux, une partie solidement ancrée dans l’air tandis que l’autre devenait liquide, animée par le mouvement incessant de l’eau, cascade de bois et de tissus que le courant déformait, telle une réaction chimique ayant changé tous les objets en feuilles clairsemées. Le son des bottes – les cuissardes de pêche du père – lui rappelait pourtant qu’il y avait de la matière solide au fond de l’eau, du sol où prendre appui pour ne pas sombrer. 

Quand elle sut qu’il était là, elle monta les marches deux par deux, remplit une grande valise de vêtements sans savoir dans quel but précis, et poussa le lit contre la fenêtre pour se hisser et lui faire signe. D’en haut on voit son regard triste, sans pour autant que son visage exprime la moindre colère.

Voix off : 

Sans doute avait-elle rêvé qu’il la retrouve et qu’il finisse par rompre les silences coupables, dit une voix. 

On le voit remonter dans sa voiture. 

Voix off : 

Il roule sans s’arrêter, jusqu’au pied de la maison, juste avant la forêt du lieu-dit du père, dans la descente au terme de laquelle il se gare les roues dans l’eau, devant la maison, le souffle coupé, en pensant que celle que le père appelle la vieille peau vit au même moment dans une autre maison, une autre vie, loin des zones inondables, et il comprend son envie de la tuer, dit-elle, sans même entendre ses confessions, alors qu’il contemple la maison et constate que leur vie à eux est encore plus misérable que tout ce qu’il pouvait imaginer, au point qu’il entre dans la masure pris d’une rage qui lui fait contracter les mâchoires et serrer les dents. Malgré le froid et l’eau qui maculent son corps de jeune homme, il gravit quatre à quatre l’escalier qui mène à la chambre, arrache la mère à sa torpeur, au froid qui déjà la bleuit et lui a fait perdre connaissance, descend fiévreusement les marches avec ce corps tant aimé et pour l’heure inanimé, plaqué contre son dos soudain doté d’une puissance nouvelle, mais une fois dehors, une fois la mère chaudement emmitouflée à l’abri de l’habitacle, il s’immobilise quelques instants debout face à sa voiture dont le moteur continue de tourner, avant de revenir sur ses pas et de plonger tête la première dans ce magma d’eau et de boue qui, dit-elle, l’a comme électrisé. 

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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