#anthologie #31 | dans ma bouche, un goût de cendre

(j’ai choisi de suivre l’errance de mon personnage de la #29)

Je m’appelle Alain et je suis mort dans la nuit du 29 juin 2023 dans l’incendie de mon royaume. Pour être plus précis – et vous aurez peut-être du mal à y croire mais c’est pourtant aussi vrai que Saint-Antoine de Padoue encore debout dans la dévastation –   c’est mon âme qui est morte cette nuit-là. Et c’est mon corps qui au petit matin a découvert mon âme morte. Mon corps s’est décroché ce soir-là – et bien lui en a pris –, comme il peut lui arriver quand je fume trop d’herbe. Pendant que mon âme brûlait, mon corps passait la nuit sur le fauteuil défoncé de la plage des pêcheurs face au reflet de lune traversé de poissons-volants – mais là encore vous n’allez pas me croire et vous allez dire que je délire. Mais je le dis – aussi vrai que cette page de dictionnaire roussie que je tiens au fond de ma poche – mon corps divaguait. Mon âme brûlait. C’est l’air grillé dans le petit matin qui a fait penser à mon corps que quelque chose ne tournait pas rond. Et le goût de cendres dans la bouche. Mon corps est arrivé devant la dévastation. S’est figé net. Tout ce que je vous raconte là, c’est mon corps qui a vu. Senti. Mon corps a donc monté les quelques marches donnant accès à la dalle. A saisi le miroir avec les deux mains. L’a brandi à bout de bras. A fait un tour sur lui-même. A vu son reflet dans le paysage dévasté – et c’est là que lentement mon corps a compris que mon âme était morte. A reposé le miroir contre le cadre en béton noirci de suie. S’est frayé un passage en enjambant la grille abattue et rougie de rouille. S’est accroupi dans le vrac de tôle et d’acier. Au pied de la statue de Saint-Antoine. S’est pris la tête dans les mains. A longuement pleuré, tout secoué de sanglots. Il a pleuré la dévastation. Le ciel a bleui pâle. Et j’ai pensé. On dira que c’est de ma faute. Mais tout ça c’est jalousie. C’est pas de ma faute. J’ai dormi sur le fauteuil de la plage des pêcheurs. On dira que c’est de ma faute. Mais tout ça c’est jalousie. Alors depuis, je rôde. Mon corps rôde, orphelin d’âme. Il renifle la cendre soulève les tôles à la recherche de son âme.  Je me penche et ramasse une feuille, une page de dictionnaire aux bords roussis. Je m’arrête baisse les bras – quand je dis je c’est mon corps orphelin d’âme qui vous parle. Les sanglots ont cessé. Deux larmes coulent sur ma joue et tracent un sillon sur mon visage barbouillé de poussière grise et rouge. Dans ma bouche, un goût de cendre.
 

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

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