#anthologie #31 | Un bonheur simple

Mais qu’est ce que tu écris ? Ah, c’est vrai, j’oublie que tu ne m’entends pas, tu n’as aucune capacité de médium. Tant pis, je vais lire par dessus ton épaule. Je peux même m’appuyer sur toi pour mieux déchiffrer tes gribouillis, tu ne sens rien, rien du tout. Je pourrais me vexer, me venger. Depuis le temps, si la vengeance m’avait aidée en quoi que ce soit, crois-moi, je l’aurais déjà utilisée. Souvent et pas uniquement pour un simple manque d’attention. Pendant mon existence humaine j’étais douce, obéissante et dure à la peine. C’est ainsi que mère me présentait. Douceur, obéissance, résistance, à toutes ces attirantes qualités j’ajouterais résignation, esprit de sacrifice  et bien sûr laideur. Quoique laideur soit un peu trop fort, de mon temps sous la troisième république il existait peu de moyen de comparaison. J’observe ton époque, je me réjouis de ne pas vivre au milieu des réseaux sociaux, je n’aurais pas résisté à ces haines qui parfois se déchaînent sur les moches malheureuses qui ont osé s’exprimer. Non, disons que je n’avais pas un visage attrayant. Pas comme Victorine, ma cadette, elle était avenante, souriante, elle a fait un beau mariage. Un ingénieur de la vallée, elle a passé sa vie à ne rien faire dans sa belle maison à étages remplies de fenêtres. Ah si; elle donnait ses ordres à sa bonne, à son jardinier. Elle n’était pas bégueule pour autant, elle nous rendait visite deux fois par an pour les voeux de nouvel an et pour mon anniversaire. Elle apportait toujours quelque chose, le plus souvent une brioche. Le reste de l’année c’est nous qui allions chez elle pour les saluer. C’était notre récréation du jour du seigneur, quand le temps  était au beau, nous longions la voie ferrée sur quatre kilomètres puis nous tournions à gauche vers la fabrique, si en chemin nous entendions un bruit de moteur c’était leur automobile, la seule de la région, et cela signifiait qu’ils étaient partis en balade eux-aussi. Nous retournions alors chez nous. Quand je dis chez nous, à l’époque cela ne l’était pas encore. 

Ah tu lève ton stylo, tu m’entends peut-être finalement ? Non, mais tu viens de penser qu’ils t’ont déjà raconté l’histoire de cette maison dans laquelle nous sommes. Toi, de passage, en vacances comme vous dites, et moi, bloquée dans ce lieu. Des vacances, je ne t’apprends rien si je te dis que je n’en ai jamais eu. Seuls ceux de la haute en avaient, ils disaient villégiature. Quand Victorine et son époux partaient à Biarritz en voiture, ils disaient eux aussi villégiature. Mais aujourd’hui tu passes les tiennes ici, où moi j’ai trimé toute ma vie. D’abord pour m’occuper du vieux docteur et de sa femme, quinze années de notre vie à supporter d’être traitée moins bien qu’une petite bonne par un vague oncle de mon époux. Ils étaient sans enfant, ils proposèrent à ce petit neveu, désargenté et sans avenir, de se trouver une compagne travailleuse pour s’occuper d’eux dans leurs vieux jours. En échange, le neveu hériterait de la maison et des quelques terres environnantes. Je me suis mariée, j’ai accompagné pendant toutes ces années la fin de vie du docteur puis de son épouse nonagénaire. Ensuite nous avons vécu en cultivant les terres autour de la maison. C’était suffisant pour nous deux et nos deux enfants, dont ton grand-père. Le manque d’argent n’a jamais été un soucis car dans le hameau personne n’en avait. Nous étions chanceux, nous pouvions nous nourrir de ce que nous cultivions. Mais il s’agissait de ne jamais s’arrêter, d’avoir toujours en tête l’hiver prochain, puis le printemps prochain. Nos jours ne se ressemblaient pas, remplis de semis, de  récoltes, de mise en conserve. Nos années étaient pleines de craintes : de la pluie, de la grêle, du froid, du soleil. Une vie idyllique dirais-tu ? Un jour, Victorine a osé le dire; nous étions toutes les deux dans le potager devant ma cuisine, je cueillais des fraises pour le dessert. Et là, au beau milieu du carré de salade, de sa voix gracieuse ma soeur s’est extasiée de mon bonheur simple de ne pas avoir à aller les acheter et de les trouver directement à porté de main. Que le seigneur me pardonne, ce jour là j’ai eu envie de les lui faire bouffer mes légumes, tous, racines comprises avec la terre aussi. La haine est née ce jour là, elle ne m’a plus quitté. C’est certainement la raison pour laquelle je demeure ici à ressasser éternellement une vie de labeur qui ne passe pas.      

A propos de Noëlle Baillon-Bachoc

Lectrice compulsive, attirée depuis le plus jeune âge par la littérature de l’imaginaire avec une prédilection pour le fantastique. Je me consacre à présent totalement à l’écriture. J’anime des ateliers d’écriture et des stages dédiées à la littérature de l’imaginaire.

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