#anthologie #32 I La mer est si grande

La ville est blanche, minérale, les arbres bien alignés. Dans les parcs aucune herbes folles. Devant la tour de la Lanterne le pin parasol penche juste ce qu’il faut pour faire une belle photo. A l’intérieur de la tour les touristes s’extasient devant les traces des prisonniers laissées sur les murs : noms, prénoms, dates, cœurs, bateaux, le tout gravé dans la pierre avec les ongles, penser aux doigts écorchés, aux yeux qui pleurent, aux ventres affamés, aux muscles qui s’atrophient. Des traits verticaux alignés en creux tiennent le compte des jours. Des corps s’entassent dans un espace rond et clos. L’hiver le froid, l’été le chaud et les années qui passent, les morts qu’on escamote, la maladie, tandis qu’à deux pas l’océan gronde, il a ses raisons. La ville, elle, dessine son beau visage, échoppes, maisons bourgeoises, immeubles en périphérie. Dans le centre il suffit de lever la tête pour découvrir une nouvelle gargouille, un pignon sculpté, un mascaron grimaçant pour éloigner les mauvais esprits. Un couple achète deux glaces chez Ernest – une boule caramel beurre salé dans un cornet, une boule citron vert basilic dans un pot – sans réaliser que la réputation du glacier est surfaite depuis que Merlin a racheté l’enseigne, plus d’artisanat ici mais du semi industriel. Ils s’assoient sur le quai, pieds ballants au dessus des bateaux de plaisance, les drisses claquent au vent. Elle est belle cette ville sortie des marais, bâtie sur des cailloux. Sur le mail des hommes en képis et uniformes défilent en musique. Quelques enfants les suivent en levant les genoux. Le fait est que partout en France, à la même heure, des mains hissent le drapeau français au son d’une trompette. Quelqu’un crie : Morts pour la France ! Un homme à l’écharpe bleu blanc rouge prononce un discours, quelqu’un retient un bâillement, quelqu’un regarde sa montre discrètement, quelqu’un a soif, très soif et rêve de s’en jeter une vite fait bien fait, quelqu’un regarde l’homme qui lui tourne le dos fesses moulées dans son uniforme et sourit, un vieil homme porte-drapeau – le survivant – serre les dents pour rester droit malgré la douleur lancinante dans sa jambe droite. On lui serre la main en s’étonnant qu’il soit encore vivant. Une femme promène son chien, elle s’arrête, regarde, écoute, hausse les épaules, passe son chemin. Le discours célèbre les héros morts pour la patrie. C’est long. Un mensonge pense la jeune fille assise sur un banc le long du mail. Les carrés de fleurs rouges dessinent de chaque côté des allées d’immenses tombes rectangulaires. Elle a lu sur le monument les noms de ceux qui sont partis combattre l’ennemi et qui ne sont pas revenus. Mais quel ennemi ?  D’ailleurs qui est l’ennemi de qui ? Et partis pour défendre quoi ? des comptes en banque bien garnis ? des empoisonneurs du monde ? des profiteurs assoiffés de sang ? La jeune fille se lève, se dirige vers le casino. Elle pense à l’état du monde, elle voudrait se laver dans la mer. Une vieille femme vient à sa rencontre. Elles s’embrassent. La vieille femme porte un chapeau de paille.
– C’est beau tous ces uniformes, cette musique…
La jeune fille secoue la tête.
– Pas vraiment. Tu viens, on va se baigner ?
Elles remontent le front de mer, marchent vers l’océan, respirent l’air chargé d’embruns. Il est tôt. Peu de monde sur la plage. La vieille femme avance lentement dans l’eau. Elle pousse de petits cris comme une enfant et soudain s’arrête.
– Oh ! J’ai peur !
– De quoi ? lui demande la jeune fille en lui prenant la main.
– La mer est si grande ! 

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.

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