#anthologie 31 | Mon enveloppe vide.

J’ai eu mes torts. Ton père et moi on n’était pas toujours d’accord ! Tu en connais, toi des parents qui ne se disputent jamais, qui partagent toujours les mêmes envies, les mêmes idées ? On était un peu vieux jeu, ou vieille France, mais comme tout le monde à l’époque ! – C’est vision d’après de critiquer. Alors les jeunes de maintenant diraient – des vieux renfermés ! Qui vivaient comme deux reclus dans l’ombre et la poussière ! – Mais les façons de faire évoluent, ils verront pour eux aussi le temps passe, on en prend on en laisse. À la fin on se retourne, on regarde, des choses qu’on croyait importantes s’effondrent comme un rien, du vent, d’autres invisibles creusent leur chemin depuis l’intérieur jusqu’à tout devant, au passage ça fouille des galeries immenses dans le cœur, c’est tout ce que je sais. On a bataillé pour t’avoir. Vraiment. Et puis les médecins n’avaient pas toutes les solutions de maintenant. C’était – laissez du temps au temps, vous allez voir ça va bien finir par arriver – J’essayais de décider le meilleur moment en comptant les jours… la lune… On n’y croyait plus à force. Ton père avait fini d’en parler, de toute façon c’était pas un grand bavard, je voyais bien qu’il se fermait dans son travail de géomètre. Il partait tôt, toute la journée à prendre ses mesures, il revenait avec ses calques où il traçait des lignes avec les cotes, tirait les traits des plans, ça au moins c’était du sûr, du pas contestable, précis, pas à s’en remettre à des fluides mystérieux, des hormones, des je sais pas quoi qui se rencontrent au bon moment. Moi aussi je tirais mes plans, je faisais mes calculs, je lui disais – c’est le bon moment – en secret je palpais mon ventre inutile, je le maudissais de rester vide, je le maudissais d’être si plat, je t’espérais comme on attend le messie – c’était l’expression pour tout le merveilleux à venir, comme effleurer du doigt le cachet de cire sur l’enveloppe de la vie : ce qu’il y a dedans c’est vraiment précieux ça vaut plus que toutes les imaginations… Quand tu es arrivée elle a pas duré longtemps la joie immense. Je me souviens exactement quand le médecin a dit que quelque chose n’allait pas qu’il fallait te garder à l’hôpital qu’il fallait être courageux que peut-être… Là j’ai senti ma vraie mort pour la première fois, là j’ai pensé qu’il aurait jamais fallu l’ouvrir l’enveloppe, que tu serais restée bien protégée dedans, que rien n’aurait pu nous arriver, on aurait continué sans déranger personne, sans rien demander, le mal serait passé à côté de nous et j’aurais juste tourné la tête en regardant par la fenêtre si ton père rentrait. Tu t’en es sortie. En sursis perpétuel. Les spécialistes les visites à Paris, et que tu mettrais du temps plus long pour tout, et que tu resterais fragile et qu’un rien suffirait, qu’il fallait bien s’attendre à pire, pas laisser remonter l’inattention, l’insouciance. C’étaient nos grandes disputes : ton père disait mais laisse là un peu sortir, laisse-la vivre, il faut bien qu’elle s’amuse, et moi je criais pas au prix de sa vie et de la mienne, alors toi tu te tournais vers lui, tu cherchais son appui mais lui vaincu restait silencieux – il s’approchait de toi avec les feuilles et les crayons –  tu hoquetais de rage – moi je pensais encore un jour de gagné, encore un autre, encore peu plus et je vois bien maintenant la prison qui se fabriquait, lui avec ses renoncements, sa façon de faire à petits pas, comme créer toujours de la consolation, ne plus t’entendre hurler de sortir comme les autres, et voir pourtant tout ce qui se réduisait, tes envies, la peur de tout qui te gagnait, mêlée de rage et parfois  de haine, je la voyais dans tes yeux la fureur, et puis tu t’accrochais à nous comme avec ton premier poing fripé autour du doigt, et moi, moi je répandais encore plus de cette douleur – que si jamais j’allais te perdre alors je deviendrai folle – ça sortait de moi sans limite, comme maintenant la vie est sortie de moi sans que rien, ni mes os ni mon sang ni ma peau… rien pour arrêter. Mon enveloppe vide.

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Un commentaire à propos de “#anthologie 31 | Mon enveloppe vide.”

  1. Très puissante cette voix qui raconte de l’universel. ( » vieille France comme tout le monde à l’époque, …je t’attendais comme le Messie,…créer toujours de la consolation..) mais je ne vais pas recopier tout le texte! Tout est vrai, saisi à la fois magistralement et simplement par l’écriture. Merci

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