#anthologie #24 | femme qui dort

Elle dort. Je crois qu’elle ne fait pas semblant. Ses paupières tremblent, s’entrouvrent furtivement avant de se refermer, comme si le rêve était trop à l’étroit derrière ses yeux fermés. Son récit cherche une porte de sortie. La bouche articule des phrases incompréhensibles. Parfois, un mot plus clair émerge, mais il est rapidement englouti par le flot incohérent des paroles.C’est du vietnamien mais déformé, comme si les mots se heurtaient aux frontières du sommeil, se transformant en chuchotements, en couinements, en grognements. Chaque son semble sortir d’une gueule muselée.

Quelques heures auparavant, elle s’est couchée dans la crainte de basculer. Elle a tout fait pour procrastiner le moment de s’endormir, malgré l’épuisement. C’est ainsi depuis l’enfance, une immense peur de s’endormir. Ses parents croyaient qu’elle avait e peur du noir, comme beaucoup d’autres à cet âge, ils prenaient pour des caprices ses larmes de terreur avant l’heure du coucher. 

Les sourcils se froncent et se détendent, dessinant des expressions fugaces de confusion, de surprise. Le corps n’est pas totalement immobile. Les mains, posées sur le drap, se crispent et se détendent, comme si elles tentaient de saisir quelque chose d’invisible. Les jambes bougent par à-coups, parfois se tordant légèrement sous les couvertures. Le torse se soulève et s’abaisse de manière irrégulière, soulevé une respiration rapide et saccadée.

J’écris à côté d’elle. J’essaie de distinguer les mondes qu’elle traverse, les visages qu’elle croise, les récits d’angoisse révélés par ses halètements. Dans le noir de la chambre, je cherche des paysages, des couleurs, tentant de déceler ce qu’elle me cache. Elle affirme ne jamais se souvenir de ses rêves quand je lui demande, même lorsqu’elle se réveille en larmes. Des larmes qui coulent sans émotion, comme venues d’ailleurs, des larmes qu’on ne peut associer à aucun sentiment. Elle regarde longtemps dans le vide, comme si le récit duquel elle vient de s’extirper était encore vivant, sans elle pour le subir.

A propos de Anh Mat

Né en 1982 à Toulouse. 24 ans après, départ pour Saigon où je vis et écris. Errances littéraires et audiovisuelles sur le web depuis 2013. « Il y a quelqu’un », nouvelle (revue nerval) « Monsieur M », roman (publie.net) « cartes postales de la Chine ancienne »,poésie (éditions Qazaq) « Retour sur soi » éditions Qazaq » « au sujet de la vidéoécriture » (revue Oeuvres ouvertes) « Người nước ngoài » revue Dires résidence numérique sur Glossolalies.net, programmé au festival « extra LittéraTube », Beaubourg contributeur régulier chez « les cosaques des frontières » anime le site www.lesnuitsechouees.com

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