#anthologie #29 | tête perdue (suite)

… et toujours il me gardait près de lui, il fallait que je sois près de lui pour entendre les questions qu’il prononçait en chuchotant, il fallait que je sois tout près de sa bouche pour voir les mots qui sortaient de sa bouche, il fallait que je note, que je note exactement tout, à chaque instant tout ce qu’il disait, tout ce que les gens disaient, du matin au soir, voix après voix, corps après corps, il fallait transcrire même ce que je ne comprenais pas. Il fallait que je sois lisible, il me gardait près de lui parce que j’étais lisible, il me gardait parce que j’écrivais vite et qu’il pouvait me relire à la virgule près, il m’appelait sa scribe, Madame Scribe, il ne savait pas mon nom, il posait son cigare dans le cendrier crasseux avant de commencer les questions. Ce jour-là j’ai tracé une marge, noté la date et l’heure, c’était le matin. 

lui : Comment vous appelez-vous?

elle : Auguste.

lui : Nom de famille?

elle : Auguste

lui :  Quel est le prénom de votre mari? 

Je devais noter ce qu’elle faisait avec son corps, souvent je n’y arrivais pas. 

lui (à moi) : Elle hésite.

elle : Auguste, je crois

lui : Votre mari?

Je devais écrire « temps » lorsqu’une minute au moins passait.

Temps

lui :  Votre mari?

elle : Ah, mon mari!

lui :  Etes-vous mariée?

elle : Avec Auguste

lui :  Frau Deter?

elle : Oui, oui, Auguste Deter

lui : Quand vous êtes-vous mariée?

elle : Je ne sais pas, la femme vit au même étage

Il tapotait du doigt la feuille où j’écrivais quand le propos l’intéressait.

lui :  Quelle femme?

elle : La femme où nous nous sommes mariés

lui :  Vous êtes ici depuis quand?

lui (à moi) : Elle réfléchit.

elle : Trois semaines

lui :  Quel âge avez-vous? 

elle : Cinquante et un

lui : Où habitez-vous?

elle : Oh, vous êtes venu chez nous

lui : Qu’est-ce que c’est?

lui (à moi) : Je montre des objets sur le bureau.

elle : Un crayon, un sac, une clef, un cigare

lui :  Où êtes-vous?

elle : Ici et partout, ici et maintenant, vous ne devriez pas m’en vouloir

C’est là que je l’ai regardée. D’habitude je ne les regardais pas. Elle était assise au bord de la chaise. On lui avait mis la grosse chemise habituelle, dans laquelle elle allait mourir, entre ses mains à lui, ces mains roses, et sur ces feuilles de papier. C’était la première fois, il y en aurait des dizaines ensuite. Elle m’a vu, il m’a vu, il a tapoté la feuille, j’ai baissé les yeux. 

lui :  Où êtes-vous maintenant?

elle : Nous habiterons ici

lui : Où est votre lit?

elle : Où devrait-il être?

lui :  Quel mois sommes-nous?

elle : Le 11ème

lui :  Quel est le nom du 11ème mois?

elle : Le dernier, si ce n’est le dernier

lui : Couleur du ciel?

elle : Bleu

lui : La neige?

elle : Blanche

lui : Combien avez-vous de doigts?

elle : Dix

lui : Jambes?

elle : Deux

lui : Quel est le nom de votre mari?

elle : Je ne sais pas

lui : C’est difficile n’est-ce pas?

elle : Si nerveuse, si nerveuse

Il voyait que je ne notais pas tout. Je regardais ses mains qui frottaient sa bouche.

lui (à moi) : Je lui montre un crayon, une clef, un cigare, elle les identifie correctement

lui : Qu’est-ce que je viens de vous montrer?

elle : Je ne sais pas

lui (à moi) : Je lui montre trois doigts

lui :  Combien de doigts?

elle : Trois

lui :  Etes-vous encore nerveuse?

elle : Et bien c’est Francfort-sur Main

Il lui a tendu une feuille et un crayon.

lui (à moi) : Elle écrit « Auguse » sur la feuille

elle : Je me suis perdue, pour ainsi dire (elle répète cette phrase)

Il s’est ensuite approché d’elle, l’a guidée vers le lit, a claqué des doigts pour que je reprenne mon rôle d’infirmière. Je l’ai déshabillée délicatement, j’ai senti sa peau sous mes doigts et la pulsation de son coeur, j’ai vu dans ses yeux qu’elle n’avait pas été touchée délicatement depuis longtemps, qu’elle n’avait pas été touchée depuis longtemps, que les gens avaient peur de la toucher, peur d’elle, qu’elle voulait partir elle aussi et qu’elle était retenue là, à l’intérieur d’elle-même, elle m’a pris la main. Il l’a auscultée, il a regardé partout, il préparait déjà sa dictée, ne donnait aucune importance, je le voyais, à cette main qui serrait la mienne. Puis j’ai vu dans ses yeux qu’elle voulait crier, je l’ai entendue crier sous ses yeux, puis elle a explosé en mille morceaux.

lui (en dictée, 1h plus tard) : durant l’examen physique, elle coopère, n’est pas nerveuse. Elle dit soudain « vous avez entendu l’enfant appeler? Est-il ici? Il appelle. Elle l’entend. » Je la met en isolation. Le transfert jusqu’à sa chambre est compliqué. Elle s’agite, elle crie, ne coopère pas, exprime une panique et répète « je ne serai pas coupée. Je ne me couperai pas.» 

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, le documentaire, la photo… Et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif À la Source) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

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