#anthologie#29|dansons tendrement

Le caddie était bien rangé avec ses frères et ses sœurs, attachés les uns aux autres pour ne pas se perdre. Dès que j’ai vu le caddie, je me suis dit qu’il fallait que je le détache avec le petit jeton blanc, qu’il fallait que je le libère de sa vie de bagnard. Je me disais que j’allais glisser avec lui, que nous allions presque nous enlacer, lui et moi, dans les rayons du magasin. Je me voyais déjà en osmose parfaite, lui et moi déroulant notre pas de deux. Mais j’avais beau le regarder en m’approchant peu à peu, je n’arrivais pas, non je n’arrivais pas, je ne pouvais, non, ne pouvais pas m’emparer du caddie. Caddie appelé aussi charriot, de caddie à charriot il y a cachot me soufflait à l’oreille Ponge. J’avais beau le regarder, l’approcher peu à peu, je ne parvenais pas à l’enlacer. On me retenait. Mes camarades enchaînés tout comme moi ne voulaient pas me laisser partir. On me retenait. La femme mit un jeton mais mon compagnon de bout de chaîne fit ce qu’il fallait pour ne pas qu’elle puisse me prendre dans ses bras.J’imaginais, je pensais qu’il allait faire un beau cavalier, un bon danseur, capable de me faire tournoyer, virevolter. Je l’observais le charriot, le caddie, enchaîné à ses compagnons de misère, je le voyais. A travers ses barreaux, à travers ses tubes verticaux, je voyais une possibilité de folie, une possibilité de danse, de valse. Je me voyais le prendre. Mes mains doucement se poser sur son bras, sur sa poignée, fermement et calmement. On me retenait fermement. Parfois on fait de la résistance mais là, je voulais être libéré, cette femme était mon issue de secours, ma porte vers la liberté. J’aurais posé mes mains sur sa poignée, je l’aurais libérée de sa chaîne de fer, je lui aurais donné le goût de la liberté, de l’autonomie par rapport à ses frères et à ses sœurs, les autres charriots, toujours emboîtés. Je restais là à le contempler, à m’imaginer avec lui dans les rayons du magasin entamant une valse, 1-2-3, 1-2-3. Je pensais, je pensais dans quelle allée on pourrait s’enlacer ainsi, 1-2-3, 1-2-3. Il fallait que je trouve le moyen de faire rêver cette femme, de lui donner l’occasion à elle aussi de s’évader, de me faire danser avec elle. Je l’ai vue, elle chantonnait 1,2,3, il fallait que je danse avec elle, il fallait que nous tracions ensemble des cercles imaginaires dans l’allée centrale du magasin. Ses lignes verticales en acier chromé lui donnaient un air d’élégance, un air que j’espérais apprivoiser, un air que je pensais m’approprier. Mais le ca-le ca, le caddie restait là, en tête de cortège. Mes mains ne parvenaient pas, pas, pas jusqu’à lui, mes mains ne pouvaient pas, ne voulaient pas, n’arrivaient pas à le prendre, à l’enlacer. Je me disais, je vais le prendre, lui faire faire un petit tour, un grand tour, un tour du propriétaire. Il fallait que cette femme parvienne à me prendre. Elle était paralysée à l’idée de faire un pas de côté, quelque chose d’interdit, quelque chose qui ne serait pas compris. On allait la prendre pour une folle. Il fallait que je l’aide vers la pente de la folie. Mais l’autre bout de la chaîne avait donné ordre aux autres caddies de me retenir, on me retenait, on me retenait. Un coup sec lancé par le chef fit que ma roue avant droite se déboita. Les habitants des files de caddies ne sont pas toujours tendres. J’étais un peu étonnée de sentir que j’avais besoin de prendre ce cha-cha, charriot en main, dans mes mains, d’épouser sa courbe avec mes mains, dans mes mains. J’étais un peu surprise de voir que je m’imaginais avec lui dans l’allée centrale du magasin, faire un petit tout de piste, un tour de valse, des pas de danse. Alors je suis restée là, le regard ballant avec le caddie à portée de main. Je sentais qu’elle lâchait prise, qu’elle renonçait à ses rêves. Il fallait absolument la dégager de cette idée hypnotique, il fallait que je la fasse avancer, avancer sa main, avancer encore. On me retenait, on me retenait. Un habitant de la cité voisine passa. Il fallait qu’il nous aide. Je tentais de me dégager comme j’ai pu pour qu’il me remarque. Il donna un petit coup sec sur la poignée et me libéra. La femme m’empoigna de façon fiévreuse.

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