#anthologie #28 | œuvres

3 : Il aimait les pliages, les découpages, l’origami et jouer avec les mots. Il avait affiché une feuille blanche au mur avec une plaquette : ça ne fait pas un pli. À côté, une autre feuille blanche avait été pendue à un clou avec une ficelle au bout de laquelle était attaché un crayon. Il appela cela crayon papier. Enfin, il s’était attaqué à son chef-d’œuvre, bricoler un crayon de papier à partir d’une troisième feuille, qu’il exposait dans un plumier lui aussi de papier au centre de son bureau.

7 : Natures mortes de géraniums fanés. Quelques-uns résistent, vaillants. Le peintre est minutieux. Il n’a pas rendu ces plantes dont on ne sait comment s’occuper plus belles qu’elles ne le sont en vrai. On les a accrochées à la barrière, à côté du vrai bac à fleurs. Chaque année, le peintre revenait et le nouveau tableau représentait les mêmes géraniums, tantôt roses tantôt bruns, secs, pourris, le même jour, en plein été. L’hiver, on rangeait les tableaux en même temps que les vraies fleurs. Avec le temps, tout avait cramé. Le peintre mourut. On brûla les tableaux avec lui.

11 : Dans le hameau des Arbognes, au fond de la vallée, au bord de la rivière, on entend, entre le moulin, la scierie et le bistrot, tout un orchestre dépareillé qui répète pour un prochain bal ou pour un prochain défilé, Hubert au baryton, Marcel tantôt à la clarinette tantôt au piano, Conrad au violon, Edmond à la baguette. Les femmes chantonnent devant leur potager. Séraphine tend l’oreille, n’entend que l’eau de l’Arbogne qui s’écoule, l’Arbogne de ses eaux claires lui sert d’un gai miroir, la mélodie lui revient. Il n’y a plus de moulin mais un facteur de piano. C’est Jacques, le fils de Marcel, et Hubert, en face, bricole dans son garage. Il aime le son du métal quand on le travaille.

15 : Les corps d’abord roulés en boule, recroquevillés, ramassés sur eux-mêmes, collés au sol, petit à petit, très lentement, se déplient. On voit émerger des têtes, des yeux, des cous, puis des mains, des bras, des jambes, des pieds. Ils sont debout mais ça ne suffit pas. La musique avait commencé confusément, aléatoire et touffue, mais la voilà qui s’épure, cherche à rassembler les lignes diverses qui la composaient. Les corps s’étirent puis ils étirent les autres corps, les articulations se tendent, les coudes craquent, les genoux se déchirent et soudain, dans un fracas tonitruant, les jointures se brisent, les membres s’envolent, les corps sont devenus d’interminables fils qui transpercent le plafond pour se jeter, étoiles filantes, vers le ciel.

25 : Angèle au verre de rouge. C’était écrit dans le testament. On a ouvert le corps, on a procédé à l’embaumement et c’est devenu ce monstre qu’on recouvre d’ordinaire d’un drap. Un mécanisme actionne le corps quand on débouche une bouteille et la voix d’un perroquet répète le mot coco pendant dix minutes, la tête vibrant légèrement. Les invités n’osent pas tremper les lèvres. Ils attendent qu’Angèle lève son verre à leur santé et que la machine s’arrête. On s’empresse alors de la ranger dans l’armoire.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

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