#anthologie #29 | l’homme caméra

… et toujours il filmait, il est l’homme caméra et il filme la rue, il fallait que l’homme caméra filme le mouvement incessant de la mégapole,

soudain le film s’est arrêté, l’image est devenue fixe, elle représentait une grande rue de New York qui ressemblait à la Broadway dans une perspective verticale avec des hauts immeubles de chaque côté, des voitures qui montaient et d’autres qui descendaient et de part et d’autre, des piétons qui occupaient toute la largeur des trottoirs, 

… et toujours il filmait, il est l’homme caméra et il filme le film de la rue, il filme un film qui s’est arrêté, il filme une image,

ce n’était plus un film, c’était l’image d’un film avec beaucoup de détails, de voitures, d’immeubles, de gens immobiles, figés dans l’instant, statufiés, ensorcelés,

… et toujours il filmait,

sauf un,

il est l’homme caméra et il filme,

un homme avec un chapeau mou attendait sur le trottoir que le feu passe au rouge afin de pouvoir traverser, il a lentement tourné la tête vers moi et m’a regardé,

… et toujours il filmait, il filmait l’image pas tout à fait arrêtée,

ce n’est peut-être pas moi précisément qu’il regardait, c’était la caméra qui tournait le film auquel il appartenait que je regardais seul dans la grande salle du Regal près d’Union Square sur Broadway,

… et toujours il filmait, il fallait qu’il filme ce qui se passait devant lui avec l’autre qui regardait la caméra du film que je regardais au cinéma, le film qui s’était arrêté,

la bobine du film avait dû casser, à moins que l’incident ne soit dû à une autre avarie technique, une image fixe (sauf lui) était projeté devant une salle vide (sauf moi),

il est l’homme caméra et il filme,

nous étions tous les deux des exceptions dans nos univers sans vie,

avec l’homme caméra, nous étions trois,

nous nous sommes regardés, j’ai d’abord lu l’interrogation dans les yeux de l’homme au chapeau mou, s’il pouvait me voir il y aurait vu la même expression,

… et toujours il filmait, l’homme caméra filmait les regards que nous échangions sans savoir s’il s’agissait vraiment de regards,

il pouvait tenter de rester immobile comme son entourage, il pouvait aussi essayer de continuer son chemin et traverser la rue sans risque puisque toutes les voitures étaient à l’arrêt, l’homme a choisi de faire demi-tour et de repartir d’où il venait,

le mouvement de caméra, lui aussi, faisait demi-tour, l’homme caméra filmait en arrière, il revenait sur ses mouvements de caméra,

contre toute attente,

contre toute attente,

il s’est retourné et s’est mis à marcher sur le trottoir en revenant sur ses pas et en évitant les nombreuses statues qui encombraient son passage,

… et toujours il filmait, il fallait qu’il filme l’homme au chapeau mou qui marchait dans une image en évitant les statues, 

je l’ai vu regarder les passants immobiles dans les yeux, scruter leurs visages, chercher une poussière de vie,

l’homme caméra,

l’homme au chapeau mou a descendu la rue dans le sens opposé, il est passé devant le Macy’s où des bénévoles de l’armée du salut tenaient à bout de bras des bols de soupe coiffés de volutes de fumée immobiles, il a évité un landau, contourné une imposante vendeuse de bretzels, failli renverser un gamin qui mangeait une glace,

l’homme caméra filmait le retour en arrière, il faisait un travelling arrière sur Broadway centré sur l’homme qui revenait en arrière,

il allait disparaître de l’image quand je l’ai vu passer devant le cinéma où je me trouvais, je suis sorti de la grande salle du Regal en courant, je me suis précipité au dehors,

… et toujours il filmait,

tout était figé comme sur l’image de l’écran, le monde était devenu immobile,

sauf lui,

sauf moi,

sauf l’homme caméra,

l’homme au chapeau mou marchait à l’envers du cours de sa vie qui l’avait mené à une image fixe, une impasse,

… et toujours il filmait,

alors je l’ai suivi, j’ai fait comme lui, j’ai marché dans le sens opposé,

avec l’homme caméra

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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